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L. ARRÉAT. — la philosophie de la rédemption

Si cependant la doctrine du Christ est à la racine de la philosophie de la rédemption, pourquoi ne pas abandonner l’office de notre salut à la religion ? Mainländer répond : c’est que la religion est croyance, et que la philosophie est science. Il n’y a rien à attendre des restaurations religieuses, et le vieux catholicisme de Döllinger, par exemple, est un mélange rebutant de rationalisme et de croyance au miracle. « La philosophie pessimiste sera pour la période historique où nous entrons ce que la religion chrétienne a été pour la période qui finit. » Notre philosophe se hasarde même à supputer les temps. Avant le christianisme, dit-il, on a cherché le Père ; avec le christiasme a prévalu la vénération du Fils ; l’heure est venue de chercher l’Esprit, et cette période finale qui commence, si nous la calculons d’après les précédentes en tenant compte de l’accélération du mouvement, pourra avoir une durée de mille ans.

Mais ce Mainländer était donc un millénaire, un rêveur ? Sa rêverie était active. Il a été un socialiste comme Lassalle ; il visait à l’organisation d’une société où l’on pratiquerait le communisme et l’amour libre, unissant aux mœurs de la république de Platon celles des églises chrétiennes primitives. Il a adressé un ardent appel à ses compatriotes pour les inviter à prendre l’initiative de la réforme, et je trouve dans ses Aehrenlese cette observation qui ne manque pas de portée : « La République française ne peut devenir dangereuse pour l’empire allemand que si elle effectue la solution de la question sociale. Les hommes d’État de l’Allemagne devraient avoir toujours cela devant les yeux. »

La réforme sociale n’est pourtant qu’une préparation à la grande œuvre du salut. Mainländer a voulu créer des chevaliers à cette œuvre, et par eux imposer au socialisme une sorte de principe régulatif. Il fonda, le 17 septembre 1874, une espèce d’ordre du Temple, à la fois laïque et religieux, qu’il appela l’ordre du Gral, en empruntant le nom et les formes au Parzival du vieux poète Wolfram d’Eschenbach, le plus grand de sa nation avec Goethe, jugeait-il (il s’y cache lui-même sous le personnage de Peredur Mittendurch). Les membres de l’ordre sont divisés en quatre classes, dont les trois premières vivent quasi cloîtrées ; tous sont astreints à pratiquer les quatre vertus cardinales, amour de la patrie, justice, charité, chasteté (les femmes demeurent séparées des hommes) ; ils se délivrent eux-mêmes et ils appellent les autres hommes à la délivrance. Les chevaliers de l’ordre appartiennent à des nationalités diverses, mais ils ne se dépouillent pas du sentiment de la patrie et ils font le serment de ne pas s’épargner sur le champ de bataille où ils se rencon-