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puter là-dessus avec l’Église grecque. Ce qui arrive nécessairement ne porte pas le caractère moral. On peut dire pourtant que la morale de Christ appartient à sa doctrine ésotérique : ses quatre vertus cardinales, amour de la patrie, justice, charité, chasteté, sont, en effet, l’esprit lui-même. Et si l’on remarque maintenant que l’esprit est plus grand que le père, en ce sens que Dieu évolue par lui, et plus grand aussi que le fils, parce que le fils, c’est-à-dire le monde, enferme le bien et le mal, on comprendra cette profonde leçon de Christ, consignée par Mathieu, par Marc et par Luc : que les péchés contre le père ou le fils peuvent être pardonnés, mais jamais les péchés contre le Saint-Esprit.

En somme, Dieu fut, Christ et l’esprit sont. Christ seul est réel, l’esprit est tout idéal. Sans doute Dieu demeure après comme avant ; mais il a cessé d’être réel en tant que personne, et c’est en ce sens que le christianisme est un athéisme. La divinité est antérieure au monde, et Christ est Dieu, disaient les mystiques. Ainsi est écartée la croyance absurde en la coexistence de l’unité avec les individus : ainsi le panthéisme brahmanique, où l’individu joue le rôle d’une simple marionette, est ramené au boudhisme qui fait l’individu tout puissant et ne comprend pas le lien des choses. La philosophie de la rédemption concilie ici le monothéisme et le panthéisme avec le boudhisme, comme elle a concilié l’idéalisme critique de Kant et de Schopenhauer avec le réalisme conséquent.

M. de Hartmann, nos lecteurs ne l’ignorent point, s’est aussi mis en frais d’expliquer le dogme de la Trinité. Dieu le père est pour lui l’absolu, l’inconscient ; le fils représente la tragédie, non plus d’un homme-dieu, mais de l’humanité entière, et l’esprit garde son rôle de principe immanent universel. L’hénothéisme remplace le monothéisme (εἷς et non plus μόνος). Je n’ai pas le dessein de comparer les deux interprétations ; il me suffit de les prendre en témoignage de la préoccupation de nos philosophes pessimistes. Ils empruntent à la religion chrétienne sa théologie ; Mainländer reconnaît dans l’âme de Jésus la même émotion qui l’inspire, et il veut retirer des ruines du christianisme « cette semence du pessimisme que la sagesse des siècles y a déposée. » Ainsi que l’enseigne l’évangile, l’homme est un étranger sur cette terre, la virginité est son état le meilleur. Brahmanisme, boudhisme et christianisme, ces trois grandes doctrines assignent au monde un même but. Retour en soi, nirvana, royaume de Dieu, n’est-ce pas tout un ? Dieu, Brahma ou Karma, chacun a voulu quelque chose qu’il ne pouvait obtenir que par l’incarnation, par le moyen de l’immanence phénoménale, et ce quelque chose était l’absolu néant.