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L. ARRÉAT. — la philosophie de la rédemption

sur la notion peu claire des « idées » de Schopenhauer, lequel a méconnu complètement les lois du beau subjectif. Qu’est-ce qui distinguera l’idée du chêne de celle du hêtre, si l’on ne considère ni le tronc, ni le feuillage ? Un poids grossier aura-t-il la beauté d’un bronze bien coulé, parce qu’il est le signe de l’idée de dureté ? Les idées de Platon, du moins, étaient des concepts ; elles n’étaient pas des intuitions, comme celles du philosophe de Francfort. Mais c’est l’état esthétique qui intéresse surtout le pessimiste. Schopenhauer éliminait la volonté de la contemplation esthétique ; il y faisait à l’esprit une vie à part et il entendait une sorte de communion mystique de l’âme avec l’idée. Notre volonté n’y est pourtant jamais suspendue, et elle n’a que l’illusion du repos, d’où résulte « un apaisement heureux et ineffable ». Cet apaisement est ce que tous les pessimistes demandent à l’art, et l’objet même de la contemplation esthétique, nécessité du monde ou mouvement harmonique des choses, reste le même pour eux en dépit de la différence du langage.

Nous voici au grand moment de la délivrance, dans l’éthique. La procréation était plutôt, aux yeux de Schopenhauer, une affirmation du vouloir vivre que le moyen efficace d’assurer la succession réelle des êtres, et l’espèce était seule, pour lui, susceptible d’une vie infinie. La procréation, selon Mainländer, lie les parents aux enfants et rive le procréant à l’existence, mais elle ne lie point les individus à une espèce imaginaire. Aussi Schopenhauer, s’il ne condamne pas comme homme le suicide, ne croit pas comme philosophe à l’efficacité du suicide, parce qu’il n’anéantit pas l’espèce. Mainländer écrit : « Seuls des hommes froids, sans cœur, ou emprisonnés dans les dogmes, peuvent condamner l’homme qui se donne la mort. C’est un bien pour tous, que notre main puisse doucement nous ouvrir une porte par laquelle, quand la chaleur nous est devenue insupportable dans la salle étouffante de la vie, nous avons le moyen d’entrer dans la nuit tranquille de la mort. » L’homme peut donc se délivrer tout seul, et la nature « qui n’est pas cruelle », le lui permet. « Une philosophie qui rive l’individu à l’espèce ne saurait jamais remplacer la religion chrétienne, laquelle retire au contraire l’individu de la masse et l’apaise avec l’espérance de son salut personnel. »

Dès que le consentement de la majorité des hommes est exigé pour le salut de l’espèce, le philosophe pessimiste pourra trouver avantage à vivre, et Schopenhauer est mort « plein de jours » ; il pourra même trouver profit à se marier et à faire souche, à quoi M. de Hartmann, quoique malade, s’est résigné. Mainländer, qui croyait à la délivrance par l’anéantissement de la volonté indivi-