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s’anéantir d’abord ; il faut pourtant bien imaginer quelque empêchement, puisque le spectacle du monde prouve avec surabondance l’évolution de l’être vers le non-être. Quant à ces questions ultimes, pourquoi Dieu n’a pas voulu plus tôt le non-être et pourquoi il l’a préféré a son état primitif, elles n’ont pour nous aucune valeur ; le « plus tôt » n’a pas de sens dans l’éternité et le fait du monde répond à la deuxième question. Le néant était certainement préférable, et c’est tout ce qu’on peut dire.

Mainländer ne s’aventure donc pas à juger, avec M. de Hartmann, que le Dieu inconscient, et partant irresponsable, a fait « un faux pas », quand il a produit le monde. Il reste sur le terrain de la libération de Dieu par le monde et à travers le monde, où tous nos pessimistes se rencontrent. Selon M. de Hartmann, l’inconscient, une fois le procès actuel fini, pourrait bien retomber dans sa folie, et la tragédie du monde recommencer. Mainländer croit fermement, au contraire, à une délivrance définitive, sans rechute possible. Cette délivrance, Schopenhauer et M. de Hartmann l’ont d’ailleurs rendue trop difficile, en exigeant un accord de toute l’humanité au au moins de la majorité des hommes dans le désir de la mort, et même une résolution simultanée et commune, chez tous les peuples, d’en finir avec la vie. Cette dernière condition, imaginée par M. de Hartmann, est écartée comme superflue par un de ses récents disciples, M. Raphaël Koeber. Mais le salut, tel que ces philosophes l’entendent, regarde toujours l’espèce. Mainländer refuse, nous le savons, l’existence de l’espèce, et il ne connaît que les individus. Son principe du vouloir-vivre individuel lui permet de prendre une attitude plus nette dans cette grave question de l’esthétique et de la morale, qui est au fond, aux yeux des pessimistes, la question de notre rédemption, de notre salut.

Schopenhauer a su découvrir le principe du vouloir-vivre par le droit chemin de la conscience. Son erreur, répétée par M. de Hartmann, et qui est celle aussi des matérialistes, a été de placer la volonté derrière le monde, à l’exemple des religions, et de quitter le milieu solide de l’immanent, oubliant que « notre ballon ne s’élève qu’autant qu’il est baigné dans l’atmosphère ». L’unité a été avant le monde, et la téléologie est toute dans l’acte primitif. Mais la volonté est éparpillée aujourd’hui dans les individus, et ce qui distingue, dans la doctrine de notre auteur, les êtres vivants des non-vivants, c’est seulement que la volonté, je l’ai déjà dit, s’est, chez ceux-là, créé des organes. Voyons maintenant les conséquences de cette manière de voir.

Son principe conduit Mainländer, en esthétique, à passer l’éponge