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et la doctrine morale que M. Caro[1] jugeait très bien n’y être qu’annexée, juxtaposée.

On devine ce que sera une politique déduite des prémisses de cette éthique. Mainländer reconnaît, dans les trois ordres économique, politique, intellectuel, une progression. Elle se fait, cette progression, à travers la souffrance, et la société marche vers une telle organisation générale du travail, qu’il n’y ait plus de déshérités, que tous les hommes, ayant à portée de leur main les biens convoités, en découvrent la faible valeur, et qu’ils s’élèvent au point de vouloir la mort, l’entier repos du néant.

Mainländer n’est pas ce quiétiste dédaigneux qu’était Schopenhauer ; il est une nature généreuse, un ardent socialiste, et comme il a montré le but, il a voulu les moyens. Le lecteur connaît à présent l’économie de son système. Il nous faut, pour l’entendre tout à fait, le confronter de plus près avec les doctrines spéciales de Schopenhauer et de M. de Hartmann, et nous avons ici pour nous guider la critique compendieuse de ces deux philosophes écrite par l’auteur lui-même. Ce qui nous importe le plus, à nous, c’est de comparer l’une avec l’autre leurs hypothèses respectives et d’en signaler les conséquences assez différentes, en tant surtout qu’elles affectent les voies et moyens de la délivrance à laquelle tous trois ils nous convient.

III

Mainländer n’a pas tout imaginé. La rupture (Zerfall) de l’unité primitive est une conception empruntée à Schelling, et la conséquence de cette rupture reste la même sous l’expression du passage de l’unité transcendante à la pluralité immanente de notre auteur et sous l’expression de l’entrée du potentiel dans l’actuel de son rival M. de Hartmann. Mais Mainländer s’abstient de qualifier d’aucune manière le contenu du transcendant, et il se distingue peut-être par cela, je veux dire par sa position métaphysique, le plus nettement des philosophes ses devanciers.

Hegel avait posé le « logique » (panlogisme), et il en tirait l’illogique comme il pouvait. Schopenhauer posa la « volonté » aveugle, inintelligente (panthélisme), et il s’efforça d’en tirer l’intellect conscient. M. de Hartmann, à leur encontre, fait coexister l’idée avec la volonté ; ne faut-il pas, dit-il, pour que la volonté se détermine à l’acte (pour que le Wille devienne le wollende Wille), qu’elle

  1. Le Pessimisme au xixe siècle.