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L. ARRÉAT. — la philosophie de la rédemption

et où il se prend à justifier ou à condamner la vie, selon ce qu’il y trouvera de peine ou de plaisir, à la façon de ces économistes qui se plaçaient au point de vue des misères ou des jouissances sociales pour bénir les lois économiques ou pour les maudire, pour les déclarer contradictions ou harmonies. Ce n’est donc plus, j’en ai peur, le philosophe désintéressé, c’est le moraliste intéressé et sympathique qui va produire et teindre de sa couleur l’idéal moral et assigner un but aux espérances humaines, un terme à l’évolution prodigieuse des événements cosmiques.

Le monde marche, en effet, vers un certain état idéal, et il y marche nécessairement (c’est là le destin, c’est le Schicksal). Mais est-il possible de concevoir cet état à la manière des optimistes ? Cela est-il possible, quand le désir qui nous agite est privation, la loi sociale qui nous garde, contrainte gênante, quand l’hypothèse même du progrès indéfini implique le mal de l’existence à chaque moment ? Imaginez le meilleur état possible sur cette terre ; l’ennui y pèserait sur nos arrière-neveux, pire encore que notre labeur. On connaît de reste ces arguments ordinaires du pessimisme et cette suite d’équations par lesquelles la volonté devient l’effort, l’effort le besoin, et le besoin la douleur. Cependant Mainländer n’estime pas, comme Schopenhauer, que le plaisir soit purement négatif, et il établit la balance des biens et des maux entre le mal positif et la jouissance également positive. D’ailleurs la somme de la douleur l’emporte toujours sur celle de la jouissance.

L’optimisme écarté, reste le fait d’un développement réel de l’espèce humaine, auquel l’individu est tenu de s’associer. La religion l’y obligeait et elle suscitait la bonne volonté, qui fait la moralité de l’acte. L’office de la religion échoit maintenant à la science. Celle-ci n’a plus besoin de menacer ses croyants d’un enfer après la vie ; elle leur fait voir l’enfer de la vie présente, continuée dans leur postérité ; elle leur enseigne à vouloir la mort définitive, à la vouloir avec enthousiasme, et le sentiment de l’homme pénétré de sa misère trouve ici un point de soutien dans le grand principe, posé plus haut, de l’affaiblissement continu de la force dans le monde. Ce principe signifie la loi de la souffrance pour l’humanité, et il nous explique comment la volonté de la vie est au fond la volonté de la mort. La volonté veut la vie, parce que la vie affaiblit la force, et en voulant la vie elle hâte la mort, parce qu’elle use ainsi l’empêchement qui retarde le grand procès de l’être vers le non-être. Ce principe de la nouvelle philosophie immanente pourrait donc servir de communication, sinon de lien logique, entre les théories spéculatives du pessimisme