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L. ARRÉAT. — la philosophie de la rédemption

La matière, le point-matière, revient aussi à la faculté d’objectiver chaque qualité, chaque action spéciale de la chose en soi, et l’objet n’est rien autre que cette chose entrée dans les formes du sujet. En regard de la matière est la force pure ; la matière, c’est la force objectivée. Pour la substance, elle est le produit, comme l’espace, d’une liaison idéale, et la détermination réelle qui y correspond est l’unité collective du monde. De même le temps, en tant que forme à priori, n’est que le point du présent, et le temps kantien est une liaison idéale à laquelle correspondra la succession réelle. « Le temps est la mesure subjective du mouvement. C’est le point du présent qui coule, non le temps. »

Cependant la vue du dehors serait impuissante à nous révéler que la chose en soi est une force, si nous étions un simple sujet connaissant ; mais nous sommes aussi une « conscience ». Nous nous sentons individualité réelle, individualité toujours en mouvement. Dans le système où nous sommes, il convient de le rappeler, le réel mouvement est affranchi du temps, sa mesure subjective, et ce n’est pas non plus notre espace qui prête aux choses l’étendue. La seule perception de l’étendue dépend de la forme subjective ; la réalité de l’objet, menacée par l’idéalisme empirique de Kant, est sauvée, du moment où la chose en soi n’emprunte plus l’étendue et le mouvement à nos intuitions de l’espace et du temps, et Mainländer s’est gardé de rejeter avec M. de Hartmann ces intuitions, à demi dégagées par Kant de leur écorce, dans « la bouillie de l’identité absolue ». Si maintenant on écarte le sujet, les forces restent ; elle ont perdu seulement leur matérialité. La succession est donc réelle et sentie, au dedans, par l’individu, comme mouvement réel. Par le sentiment, nous sommes en plein dans la chose en soi, dans le noyau de notre être, et ce noyau, c’est la force, c’est le « vouloir-vivre ». Ce vouloir est libre de la matière, puisque nous le saisissons directement par la vue de la conscience, et il est l’absolue réalité, puisque la matière désormais est l’unique attribut qui fait de l’objet un simple phénomène, une apparition qui s’évanouit avec le sujet qui la perçoit.

En définitive, nous tenons en main le « vouloir-vivre individuel ». Ce principe, qui est notre seconde hypothèse autrement formulée, nous ouvrira la physique, l’esthétique, l’éthique, la politique, la métaphysique. Ne nous y trompons pas pourtant. Cette volonté de la vie, entre les mains du philosophe pessimiste, va devenir la volonté de la mort, et ce changement de sens se fera sur le pivot d’une hypothèse troisième et également fondamentale de son système, — l’affaiblissement continu de la force dans le monde.