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tions avec le dogme chrétien. Je terminerai par quelques brèves considérations générales. Mainländer a été une nature délicate et sincère, une individualité vraiment remarquable ; j’ai besoin de le répéter en ce moment et d’avertir le lecteur du ton de réserve que m’imposent la tombe à peine fermée de l’écrivain et la grande douleur qui lui survit[1].

I

Mainländer s’est proposé de construire ce que je viens d’appeler un « système total ». Il n’y en a pas de tel sans une hypothèse générale qui serve de point de départ, et il convient de dégager tout de suite celle qui dirige l’esprit de notre auteur. Il semble d’abord justifier sa prétention à ne pas sortir des conditions immanentes ou relatives du monde, quand il écarte justement, par cette hypothèse, l’éternel problème des qualités de l’absolu, où s’échouent ensemble spiritualistes, matérialistes et panthéistes. Il débute, en effet, par séparer d’un trait précis le domaine transcendant du domaine immanent ; le transcendant signifiant ici l’ « unité » préexistante au monde, et l’immanent signifiant la « pluralité » de l’existence actuelle. Le dieu un et mystérieux est mort en s’éparpillant dans le multiple, et sa mort a été la vie du monde. Tous les philosophes se sont égarés à vouloir expliquer l’unité : absolu moi pour Fichte, absolu sujet-objet pour Schelling, idée pour Hegel, volonté pour Schopenhauer ; elle échappe à notre atteinte, elle a cessé d’être, et si l’on veut pénétrer dans le transcendant, on y réussira seulement par une étude attentive du lien génétique des choses, en faisant, pour ainsi dire, glisser sous ses doigts ce fil ténu de l’existence qui relie au passé sans fond le présent mobile et variable. Et d’ailleurs la question — quelle est la cause, la raison de n’importe quelle chose en soi dans le monde ? — ne peut jamais être posée. La causalité générale ne nous introduit pas dans le passé de la chose en soi.

Je néglige à présent ce dernier point de vue, et il n’est pas temps

  1. Bibliog : Die Philosophie der Erlösung (la Philosophie de la rédemption). — 1er vol. Berlin, Th. Hofmann, 1879, 2e édition, VIII-623 p. in-8o. — 2e vol. 653 p. in-8o, en 12 Essais publiés à Francfort chez C. Koenitzer, par livraisons parues, la 1re en 1882, la 2e, la 3e et la 4e en 1883 ; la 5e et dernière, consacrée à la critique de M. de Hartmann, est sous presse (les épreuves m’en ont été communiquées).

    L’auteur dirigea lui-même l’impression de son premier volume, qui est son œuvre capitale. Le jour où il en tint le premier exemplaire entre les mains fut celui où il se donna la mort (en se pendant, m’écrit M. Julius Duboc). J’indique les lésions de cette personnalité, je n’y appuie pas le doigt.