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aurait été reconnue plus fréquente que nulle part ailleurs. On aurait donc été, dans une certaine mesure, en droit de dire qu’il y a des conducteurs-nés de diligences, par exemple. Cela n’empêche pas que le jour où la locomotive et le télégraphe électrique ont été inventés et répandus, les véhicules et les télégraphes incommodes d’autrefois ont cessé d’être fabriqués. Je ne veux pas insinuer par là qu’il serait aussi aisé, moyennant quelques découvertes nouvelles, de supprimer, en la remplaçant avantageusement, la carrière du crime. L’espoir pourtant n’en est pas tout à fait chimérique, comme nous le verrons peut-être. Il nous suffira de dire, pour le moment, que la supposition, d’où nous sommes partis ci-dessus, celle de vocations naturelles pour certains modes particuliers d’activité sociale, demande à être rectifiée ou précisée. La nature, en diversifiant ses thèmes propres, n’a nul égard à leur emploi possible par la société. Aussi n’y a-t-il de prédestinations vraiment naturelles que dans un sens très large où plusieurs métiers indifféremment peuvent être compris. Dans ses profondes recherches sur l’hérédité et la sélection dans l’espèce humaine, M. Alphonse de Candolle fait cette remarque à propos des aptitudes scientifiques. Et, certes, si elle est vraie pour celles-ci, à plus forte raison doit-elle l’être pour la plupart des autres. « L’homme doué, dit-il, d’une forte dose de persévérance, d’attention, de jugement, sans beaucoup de déficits dans les autres facultés, sera jurisconsulte, historien, érudit, naturaliste, chimiste, géologue ou médecin, selon sa volonté, déterminée par une foule de circonstances… Je crois peu à la nécessité de vocations innées et impérieuses pour des objets spéciaux, excepté probablement pour les mathématiques. Ce n’est pas, comme on le voit, nier l’influence de l’hérédité, c’est la considérer comme quelque chose de général, compatible avec la liberté de l’individu[1]. » Peut-être M. de Candolle s’exagère-t-il ici l’indétermination des innéités. Il semble oublier que, parmi tous les modes d’activité expérimentés ou observés par nous, il en est toujours un, et presque toujours un seul, où se fixe notre préférence ; et comme, à mesure que notre champ de tâtonnements préliminaires s’étend par le progrès des communications, nous approchons du moment où il embrassera le domaine entier des carrières existantes à une époque donnée, cela revient à dire qu’il y a toujours, ou presque toujours, à chaque instant de l’histoire, une carrière précise, une seule, naturellement correspondante à chaque variété individuelle, et l’attirant exclusivement si rien ne s’oppose à ce choix. Il n’en faut pas davantage pour expliquer la présence fréquence de cette variété ou

  1. Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles (Genève, Bâle, Georg éditeur, 1885).