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G. TARDE. — le type criminel

milliers de criminels, il est extrêmement probable qu’on arriverait à constater des faits non moins surprenants ; à savoir, par exemple, que les avocats en général, principalement les avocats distingués, les avocats-nés en quelque sorte — faisant pendant aux criminels-nés. et nés pour défendre ceux-ci — ont en moyenne la taille, le poids, la capacité du crâne, supérieurs ou inférieurs de tant de centimètres, de tant de grammes, de tant de millimètres cubes, à la taille, au poids, à la capacité crânienne de la moyenne des autres hommes appartenant à la même race et au même sexe. On découvrirait encore que, chez les ouvriers adonnés à tel métier, et y réussissant, la proportion des gauchers ou des ambidextres diffère de la proportion ordinaire, et que la différence est exprimable en chiffres ; que leur sensibilité à la douleur, au froid, à la lumière, aux variations électriques, a son degré propre, général et permanent jusqu’à un certain point ; qu’ils sont plus impressionnés par la vue d’un bon verre de vin que par celle d’une jolie femme, ou vice versa, ainsi qu’il résulterait des battements comparés de leurs pouls enregistrés par le sphygmographe ; et ainsi de suite jusqu’aux nuances intellectuelles et morales les plus fugitives.

Je préjuge, on le voit, les résultats que donnerait probablement une vaste collection d’études anthropologiques conduites suivant la méthode des savants criminalistes dont je parle, et l’appliquant à tous les métiers comme ils l’appliquent au métier du crime. Mais quoi de plus naturel que cette supposition ? Pourquoi la carrière criminelle aurait-elle seule ce privilège de posséder un physique caractéristique, dont les autres carrières seraient dépourvues ? Au contraire, il y a lieu de penser, a priori, que le signalement anthropologique de celles-ci doit être plus accentué, car la première se recrute un peu partout beaucoup plus indifféremment que les autres, et elle exige des aptitudes beaucoup moins spéciales. Si donc le lecteur juge que le portrait générique à la Galton[1] donné par Lombroso de l’homme délinquant est suffisamment net et précis, il devra présumer, a fortiori, qu’un portrait générique aussi vivant de l’homme pêcheur, de l’homme chasseur, de l’homme laboureur, de l’homme

  1. Voir Manouvrier, le poids de l’encéphale, Rev. scient. 2 juin 1882. « Le volume de la tête suivant les classes et les professions. » — « Broca a mesuré différents diamètres et courbes de la tête chez tous les élèves en médecine et chez un nombre égal d’infirmiers de l’hospice de Bicètre. Il a constaté que tous les diamètres et toutes les courbes étaient en moyenne sensiblement plus grands… » D’autres renseignements du même genre ont été recueillis auprès des chapeliers de Paris, — pourquoi pas aussi bien auprès des cordonniers et des tailleurs ? Je ne veux pas outrer la portée de telles recherches, encore moins celle des conclusions qu’on pourrait en tirer prématurément et non sans idée préconçue. J’indique un germe à développer.