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ne sont pas sans rappeler vaguement le parler sauvage ou le parler enfantin. D’abord, les objets sont désignés par des épithètes, le bec de gaz l’incommode, l’avocat le blanchisseur, la casquette la couvrante. Puis les onomatopées abondent : tap, marche ; tic, montre ; fric-frac, l’extraction de la prison. Enfin beaucoup de réduplications : toc-toc, toqué ; ty-ty, typographie ; bibi, Bicêtre ; coco, bébé, ami. Par là le type linguistique se trouve certainement abaissé d’un ou deux degrés, à peu près comme le champignon qui croît sur le chêne est d’une famille botanique bien inférieure à celle de cet arbre majestueux [1]. Mais au fond, le caractère dominant de l’argot, c’est le cynisme. Il n’est pas matériel et concret comme les langues primitives ; il est grossier et bestial, et bestialise tout ce qu’il touche, trait parfaitement d’accord au reste avec le type physique de ceux qui le parlent. La peau s’y appelle cuir, le bras aileron, la bouche bec, mourir crever[2]. Il est, avant tout, sinistrement gai ; il consiste en une collection de hideux traits d’esprit fixés et monétisés, métaphores salissantes, mauvais jeux de mots, etc. Avoir un polichinelle dans le tiroir, cela signifie être enceinte[3]. Mais la langue du sauvage est tout autre, toujours grave même dans sa férocité, jamais ironique, jamais plaisante, ne cherchant point à salir l’objet de sa pensée, simple et rurale dans ses métaphores, abondante en formes grammaticales, originales et parfaites[4].

Ajouterai-je enfin que la littérature des criminels, dont Lombroso nous donne des échantillons fort intéressants, ne ressemble pas plus à celle des peuples primitifs qu’un fruit gâté n’a le goût d’un fruit vert ? Mais je n’aborde pas, faute de temps, ce curieux chapitre.

  1. Dans l’argot français, 72 synonymes pour ivresse et boire.
  2. Par ce côté l’argot ressemble étonnamment au style de quelques romans contemporains, où ce n’est pas le mot précis, mais le mot salissant qu’on choisit de préférence. Ce n’est point là du réalisme, mais du bestialisme. Et l’on ne saurait y voir qu’une invasion directe ou indirecte de l’argot dans la littérature. Veut-on savoir comment on juge nos pornographes à l’étranger ? « De ces bas-fonds où s’élabore l’argot, dit Lombroso, au sommet de la république des lettres, il y a un abîme, principalement en Italie, où plus qu’en aucun autre pays d’Europe, les beaux-arts et la littérature brillent par leur chasteté. En France d’abord et, par ricochet ensuite, en Angleterre, le triste miasme des bagnes et des maisons de prostitution, dignes conjoints, va pénétrant dans les lettres ; mais c’est un phénomène isolé, peut-être exceptionnel, explicable par les continuelles révolutions de cette noble nation, par les bouleversements qui ont soulevé les plus basses couches. » Si la réserve et la pureté de la littérature italienne ne sont pas ici quelque peu surfaites, il n’est pas difficile, à mes yeux, d’en trouver la cause dans cette profusion de purs chefs-d’œuvre que ce peuple artiste a toujours sous les yeux comme un perpétuel sursum corda.
  3. N’être pas méchant, cela veut dire être un imbécile. Cette expression a passé dans bien d’autres milieux.
  4. V. John Lubbock, Origine de la civilisation, p. 410. V. aussi Whitney.