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G. TARDE. — le type criminel

l’opéré ; jamais au visage. Très souvent, c’est le portrait approximatif de la femme aimée, ou ce sont ses initiales, qui sont figurées de la sorte ; cela rappelle les chiffres entrelacés que les amoureux gravent sur les arbres. À défaut d’écorce d’arbres, les prisonniers utilisent leur peau. D’autres fois, le tatoué porte le signe de sa profession, une ancre, un violon, une enclume, ou bien une devise où sa haine cherche à s’éterniser, parfois un phallus… Tout cela c’est un pur amusement ou de la passion désœuvrée ; c’est insignifiant ou inutile. Le malfaiteur ne cherche à produire aucun effet en s’amusant ainsi, en dessinant des figures de fantaisie sur des parties de son corps qu’il cache habituellement. Mais quand le jeune Océanien, lui, soumet son corps tout entier et d’abord son visage, tout ce qu’il expose au regard de tous, à la cruelle opération que les rites de sa tribu lui imposent, il sait le motif sérieux qui le détermine et l’avantage sérieux qu’il poursuit. Sa religion, sa coutume, ce qu’il a de plus sacré, lui commandent ce courage pour frapper de terreur l’ennemi, pour rendre fières de lui ses femmes, pour être scellé ineffaçablement à l’effigie de sa tribu[1]. Il ne reproduit sur lui-même aucun objet extérieur ; il trace de gracieuses ou caractéristiques arabesques qui s’harmonisent étrangement par leurs lignes avec ses formes corporelles. Le prétendu tatouage du malfaiteur, au contraire, consiste en images aussi étrangères à son épiderme que peuvent l’être les inscriptions d’un enfant au mur d’un édifice. Il est imitatif, non expressif. Que peut-il avoir de commun, sauf le nom, avec ce noble tatouage polynésien, par exemple, qui est une véritable œuvre d’art, incarnée à l’artiste, comme le rôle d’un acteur parfait ?

Passons à l’argot. Encore un caractère professionnel bien marqué. Toute vieille profession a son argot particulier ; il y a celui des soldats, des marins, des maçons, des chaudronniers, des ramoneurs, des peintres, des avocats même[2], comme il y a celui des assassins et des voleurs. — Les fous, entre parenthèses, n’en ont point nouvelle différence importante à noter en passant. — Mais l’argot, est-ce une langue spéciale ? Nullement. Toute la grammaire de la langue ordinaire, c’est-à-dire ce qui la constitue, y est conservé sans altération, dit Lombroso lui-même ; une faible partie du dictionnaire seulement est modifiée. Ces modifications, je le reconnais,

  1. « Le tatouage, dit très bien Lombroso, est la première écriture du sauvage, son premier registre d’état civil. »
  2. On dit que le client éclaire son homme d’affaires quand il le paie. Cette expression date de plusieurs siècles.