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inoffensive que déprédatrice et guerrière, comme il y a nécessairement plus de pièces de gibier que de chasseurs ; qui parfois, j’en appelle à Spencer et à Wallace, nous donne d’admirables modèles de vertu publique, de probité et de véracité, à nous faire rougir ; et qui, même lorsqu’elle vit de brigandage, de meurtre et de vol, pratiqués sur l’ennemi, est comparable à une armée permanente, si l’on veut, mais non à une caverne d’assassins. En vain Lombroso nous fait observer que les associations de malfaiteurs ont toutes un chef « armé d’un pouvoir dictatorial, qui, comme dans les tribus des sauvages (ajoutons, nous, comme dans les nations les plus civilisées et les plus démocratiques), dépend plus de ses talents personnels que de la turbulente soumission d’une majorité », je ne trouve pas la similitude bien frappante. Il me semble même que l’habitude du tatouage, commune à beaucoup de malfaiteurs et à beaucoup de non-civilisés, et la vague ressemblance de l’argot des bagnes par quelques côtés avec les langues des Océaniens, des Américains ou des nègres, ne suffisent pas à justifier le rapprochement précédent. Nous allons le voir.

C’est un fait curieux, que dans certaines classes inférieures des populations civilisées, parmi les matelots et même parmi les soldats, mais surtout dans le monde des délinquants — jamais chez les fous, remarquons-le — on pratique par exception l’usage de se faire des incisions figuratives sur la peau. Est-ce un reste, conservé par atavisme, comme le veut Lombroso (disons, en tout cas, par tradition, car l’hérédité n’a rien à voir ici), du tatouage qu’on suppose avoir été généralisé chez nos grossiers ancêtres ? Il me paraît infiniment plus probable d’admettre que c’est l’effet, non d’une tradition des aïeux, mais d’une mode importée par des marins ou des militaires, à l’exemple des sauvages actuels avec lesquels ils ont été en contact. Aussi est-ce surtout chez les matelots qu’elle fleurit, et dans nos régiments français qui résident en Afrique, au milieu des Kabyles ou des Arabes. Ces peuplades, malgré les défenses du Koran, n’ont pas cessé de se tatouer (voir la Criminalité chez les Arabes, par le Dr Kocher[1], p. 64 et s.). Cette mode a dû se propager chez les condamnés, plus rapidement qu’ailleurs, grâce à leur insensibilité cutanée si bien démontrée par notre savant auteur, et par suite aussi des longs ennuis de la prison. C’est parmi les récidivistes, en effet, qu’elle est le plus répandue. Neuf fois sur dix (sur 506 tatoués 489 fois), les dessins, les symboles, les lettres dont il s’agit sont tracés sur l’avant-bras, place la plus commode pour l’opérateur et

  1. Paris, librairie B. Baillière, 1884.