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G. TARDE. — le type criminel

dans nos sociétés de commerce, par des réunions et des votes. Il y a non seulement des rites et un uniforme, mais un code spécial, mal obéi, il est vrai. Condamnation à mort est votée contre qui refuse d’exécuter l’assassinat commandé par le chef. Il y a des fonctionnaires. Tous les dimanches, le secrétaire, assisté d’un comptable et d’un trésorier, fait la distribution des taxes prélevées, comme on sait, sur le public, principalement sur les maisons de jeu ou de tolérance et les prisons. « Le camorriste, dit Lombroso, était (peut-être est-il encore) le juge naturel des gens du peuple, il maintenait l’ordre dans les bouges et les prisons, ne protégeant, bien entendu, que celui qui avait payé la taxe. »

Voilà ce que je suis en droit de nommer la grande industrie criminelle. Elle est rare, car nos conditions sociales ne sont pas favorables à ce genre de grands magasins, à moins que, comme on en aurait bien le droit, on ne range dans cette catégorie certaines agences véreuses de chantage, de calomnie et de faux témoignage en grand, dont plusieurs procès retentissants nous ont révélé l’existence. Mais, en revanche, on compte d’innombrables petites échoppes du crime, pour ainsi dire, composées d’un patron et d’un ou deux apprentis, d’un vieux récidiviste et de quelques jeunes larrons. Lombroso remarque fort justement à ce sujet que la pullulation dans une ville ou dans une nation, de nombreux petits groupes de malfaiteurs, réputés d’ailleurs peu alarmants, est un symptôme grave, bien supérieur en gravité à la formation de quelques grosses bandes légendaires dont la foule s’épouvante. Ces dernières associations doivent leur existence au prestige malfaisant d’un seul homme, et peuvent disparaître avec lui ; mais celles qui naissent partout à la fois « révèlent la triste tendance, la maladie sociale du pays où elles surgissent. » C’est ainsi que, pour juger à quel point une population est naturellement industrieuse et laborieuse, et à quel genre de travail la portent ses aptitudes, il faut y avoir égard à la diffusion spontanée de la petite industrie, par exemple de la petite culture du sol, plutôt qu’aux spécimens de la grande, et on y sera mieux édifié à ce sujet par le bruit des métiers de tisserands ou la vue des étables de paysans dans les campagnes que par la visite d’une ferme modèle ou d’une grande fabrique, créée peut-être par un étranger.

En somme, c’est à une corporation industrielle que ressemblent les sociétés de criminels, ce n’est pas le moins du monde à une tribu de sauvages, société essentiellement familiale et religieuse, où l’on entre par l’hérédité et non par l’élection, où tout est idole ou fétiche, sacré ou tabou ; qui est beaucoup plus souvent pastorale ou