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IV


IV. — Si nous voulons comprendre les états embryonnaires, étudions d’abord l’état adulte. Si nous voulons avoir une juste idée des petites associations de malfaiteurs, commençons par étudier les grandes. L’antique camorra qui sévit encore à Naples, et dont la maffia sicilienne est sans doute un rameau détaché, est un excellent échantillon de ces dernières ; elle nous dispensera d’examiner la mano negra andalouse, le nihilisme russe, etc. La camorra, dit M. de Laveleye, dans ses Lettres sur l’Italie[1], « est tout simplement l’art d’arriver à ses fins par l’intimidation, ou, pour mieux dire, l’organisation de l’intimidation et l’exploitation de la lâcheté humaine. » Elle exploite ce penchant humain comme d’autres industriels exploitent la débauche, la vanité, l’ivrognerie. « Vous trouverez des camorristes partout, depuis les ruelles de Santa-Lucia jusque parfois dans les plus hautes positions administratives et politiques. À Naples, vous montez en voiture, le camorriste est là qui prélève un sou sur le cocher. Dans chaque rue, il se trouve des camorristes qui prélèvent la taxe de la peur sur les détaillants[2]. » Comment devient-on camorriste ? Comme on devient membre d’un cercle, d’une loge maçonnique, d’une troupe théâtrale, d’une association civile ou commerciale quelconque, à l’élection et après une épreuve régulière suivie d’un stage plus ou moins long, durant lequel le nouveau compagnon est l’humble serviteur, assez mal payé, d’un sociétaire. Un bel assassinat lui vaut, en assemblée générale, l’honneur d’être sacré camorriste et de prêter en cette qualité, sur deux épées croisées, le serment que j’appellerai professionnel : « Je jure d’être fidèle aux associés et ennemi du gouvernement, de ne pas entrer en rapport avec la police, de ne pas dénoncer les voleurs, de les aimer au contraire de toute mon âme, parce qu’ils exposent leur vie. » Toutes les difficultés intérieures sont résolues absolument comme

  1. Lettres d’Italie (Paris, Germer Baillière, 1880).
  2. « Dans les hautes sphères de la politique, la camorra s’exerce par les influences ; si vous lui résistez elle vous perd. Un grand seigneur, syndic d’une ville du Midi, mais complètement ruiné par le jeu, trouve moyen de bien vivre sans aucun revenu. Chaque jour, il va faire un bon dîner dans le premier restaurant de l’endroit, et jamais on n’ose lui présenter l’addition… Néanmoins, le voilà à la Chambre, se rengorgeant, la poitrine bombée, la tête haute, l’air protecteur, craint, flatté, salué. Dans sa ville, c’est une puissance. On trouve en tout pays des gens de cette espèce, mais ils ne devraient pas tenir le haut du pavé. » (Lettres sur l’Italie, p. 242.)