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G. TARDE. — le type criminel

se fortifient mutuellement. Cependant ne sont-elles pas en partie contradictoires ? La folie est un fruit de la civilisation, dont elle suit les progrès jusqu’à un certain point ; elle est presque inconnue dans les classes illettrées, et encore plus dans les peuplades des races inférieures. Si donc le criminel est un sauvage, il ne peut pas être un fou, de même que s’il est un fou il ne peut pas être un sauvage. Entre ces deux thèses, il faut choisir ; ou si l’on fait entre elles un compromis en parlant de quasi-folie, de demi-folie (pourquoi pas aussi bien de pseudo-atavisme ?), il faut savoir qu’on émousse et mutile l’une par l’autre[1].

Or. la plus séduisante des deux n’est-ce pas la première ? Elle est très intelligible et conforme aux plus purs principes darwiniens. Elle fournit une réponse, ingénieuse au moins, à bien des problèmes. Elle est optimiste avec cela, flatteuse pour la civilisation, où le crime ne serait qu’un résidu sans cesse diminué de la sauvagerie antique ; et, si elle est en désaccord là-dessus avec la statistique criminelle de notre temps, on peut dire que notre recul moral actuel est un accident éphémère, un remoût dans un courant. Puis, elle se complète avec bonheur par le résultat d’études très neuves et très intéressantes sur la criminalité infantile, dont nous n’avons pas eu le temps de nous occuper. C’est une idée reçue parmi les évolutionnistes, et une idée assez plausible, que l’enfant reproduit en partie le sauvage par son langage, son imprévoyance, ses passions, ses traits même ; on doit ajouter par ses instincts criminels, si vraiment le vrai criminel c’est le sauvage. De là ces formules : la criminalité n’est que l’enfance prolongée, ou bien n’est que la sauvagerie survivante.

Maintenant, ce dernier point de vue lui-même doit-il être accueilli ? et dans quelle mesure mérite-t-il de l’être ? Et mieux ne serait-il pas peut-être, pour échapper au dilemme ci-dessus, de s’en tenir à ma thèse prudente, que le crime est tout simplement une profession, héritage du passé sans doute, et d’un passé très ancien, mais héritage fort bien cultivé parfois et grossi par la civilisation qui le recueille ? Pour répondre à cette nouvelle question, il convient d’étudier enfin le criminel d’habitude sous son aspect sociologique, c’est-à-dire comme membre d’une société singulière qui a ses mœurs, avons-nous dit, ses coutumes et son idiome.

  1. Je n’insiste pas sur des contradictions de détail. Page IX de la nouvelle préface, Lombroso dit qu’il distingue le délinquant-né du fou et de l’alcoolique ; plus bas, il se félicite d’avoir opéré complètement la fusion entre les deux idées du criminel de naissance et du fou moral.