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même raison qu’on ne saurait punir un daltonien employé de chemin de fer pour n’avoir pas vu un disque rouge et avoir, par suite, omis de faire un signal à défaut duquel un déraillement a eu lieu ? Je répondrai qu’au point de vue pénal, c’est-à-dire social, la comparaison n’est pas admissible. Le sens de la vue du rouge est un sens purement naturel, et, bien qu’il puisse être utile ou nécessaire pour l’accomplissement de certaines fonctions sociales déterminées, son abolition ne rend pas un homme impropre à la vie de société. La faute a été de lui avoir confié les fonctions dont il s’agit. Mais, seul parmi tous nos sens, le sens moral a une origine exclusivement sociale, et seul il est nécessaire à tout moment dans tous les emplois sociaux. Donc, quoique reconnu daltonien, un homme peut être maintenu à son rang social, dans son groupe social ; mais, reconnu immoral de naissance, c’est-à-dire anti-social, il doit être mis hors la loi sociale. C’est un fauve à face humaine. Tel qu’un tigre, échappé d’une ménagerie, qui se promène dans nos cités, il convient de l’expulser, de l’excommunier socialement. Or, les bagnes et les prisons sont justement l’expression, jusqu’ici unique, de cette excommunication majeure ou mineure.

Sans doute, on peut dire que cette forme d’excommunication commence à se démoder, qu’il y aurait lieu de la rendre perpétuelle et non temporaire, et de frapper sans mépris, sans colère, avec une gravité calme d’exécuteur olympien, le malheureux qui en est l’objet. Mais, comme il n’est pas à espérer, ni peut-être à désirer, pour d’autres raisons, que la majorité des hommes parvienne à la hauteur de cette impassibilité idéale, il faut laisser sans trop de regrets la flétrissure de l’opinion s’attacher aux condamnations judiciaires, quand elles frappent même soit un criminel de naissance, soit un homme entraîné au crime par une immoralité momentanée, susceptible de se reproduire. À moins de relever tous les criminels, sans exception, de la dégradation sociale qui accompagne leur expulsion hors de la société, il faut la maintenir à l’égard de tous les criminels, de naissance ou d’occasion, puisque, pour être momentanée, l’immoralité de ces derniers, n’en est pas moins liée elle-même à des conditions cérébrales qui la déterminent.

Je dirai en outre à Lombroso : il y a deux thèses superposées dans la 3e édition de votre livre. La première, l’ancienne, était celle du criminel assimilé au sauvage primitif, du crime expliqué par l’atavisme ; vous repoussiez alors l’hypothèse du crime-folie. Mais, depuis lors, cédant, dites-vous, à de puissantes raisons, vous avez adopté cette dernière explication sans d’ailleurs abandonner la précédente. Elles alternent dans votre ouvrage, et l’on dirait qu’à vos yeux elles