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G. TARDE. — le type criminel

On a imaginé de faire rentrer l’habitude forcenée du crime dans un compartiment de l’aliénation mentale, créé tout exprès, sous le nom de folie morale, à laquelle, du reste, s’appliqueraient aussi les observations ci-dessus. Mais, comme M. Garofalo[1], avant d’admettre cette nouvelle variété de démence où l’on rangerait toutes sortes de désordres cérébraux empruntés d’ailleurs à toutes les autres espèces de folie reconnues, et n’ayant en commun que ce caractère unique de l’absence totale ou partielle du sens moral, j’attends que les aliénistes se soient mis d’accord sur ce point. Maudsley, il est vrai, est affirmatif à ce sujet, et son autorité commande une grande réserve. Au surplus, entre le fou moral supposé admis, tel qu’on cherche à nous le préciser, et le délinquant-né, il y a des différences que M. Garofalo relève avec raison, et notamment celle-ci, qui est en effet capitale : chez le fou, l’accomplissement même de l’acte délictueux est le but ; chez le criminel, ce n’est qu’un moyen d’obtenir un autre avantage, avantage apprécié aussi bien par le plus honnête homme du monde. Ou plutôt pour le fou lui-même le méfait est bien, si l’on veut, un moyen de plaisir, puisque, comme Maudsley l’observe (Pathologie de l’esprit, p. 361) l’exécution de l’homicide procure un vrai soulagement à celui qui l’a commis en vertu d’une impulsion morbide irrésistible ; mais c’est la nature anormale de ce plaisir et le fait de n’en pas chercher d’autre en commettant un crime, qui distinguent l’aliéné du délinquant. Le délinquant, il est vrai, a des anomalies affectives aussi, mais elles consistent à être dépourvu plus ou moins complètement de certaines douleurs sympathiques, de certaines répugnances qui sont assez fortes chez les honnêtes gens pour les retenir sur la pente de certains actes. Autre chose est la présence interne d’un attrait morbide qui, même sans provocation du dehors, pousse à l’action, autre chose l’absence interne d’une répulsion qui empêche de céder à des tentations extérieures.

Il ne m’en coûte pas d’admettre que l’absence de sens moral a pour cause une certaine conformation cérébrale aussi bien que le daltonisme ou l’aphasie. Mais, de même que l’aphasie ou le daltonisme est une infirmité et non une espèce de folie, j’estime que l’absence de sens moral ne fait pas d’un homme un fou, quoiqu’elle le rende infirme. M’alléguera-t-on que cette distinction importe peu, et qu’on ne saurait reprocher à un homme privé de sens moral de n’avoir pas senti l’immoralité d’une action commise par lui, par la

  1. Voir à ce sujet les pages 92, 97 et s. de sa Criminologia. V. aussi Bonvecchiato qui s’est occupé spécialement de ce sujet, notamment dans l’ouvrage précité et, après une discussion approfondie des autorités pour et contre, se prononce à peu dans le même sens.