Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
608
revue philosophique

doit se multiplier sans doute, au cours de la civilisation, pour compenser symétriquement l’accroissement numérique de la démence). Cet état n’a donc rien qui singularise à vrai dire le criminel de naissance, au point de vue de la responsabilité sociale de ses actes, qui nous intéresse surtout. Responsabilité, pour un déterministe, implique non liberté, puisque nul n’est libre, pas plus le sage que le fou ; mais causalité, identité personnelle, et préjudice causé à autrui. Il faut d’abord que l’inculpé ait voulu son acte, qu’il l’ait voulu lui-même, non par suite d’une suggestion hypnotique par exemple ; sans cela il n’en serait pas psychologiquement, socialement, la cause. Cette condition élimine déjà beaucoup d’actes de folie. En second lieu, à préjudice égal, le plus responsable des deux agents volontaires est celui qui a le moins changé depuis sa faute, qui est le plus forcé de se reconnaître le même, soit parce qu’un moindre laps de temps s’est écoulé (d’où la prescription des poursuites) soit parce que le flot de son évolution interne a été plus lent et moins saccadé, moins tortueux et plus calme. L’unité systématique des idées, l’unité hiérarchique des désirs, le lien étroit de ces deux unités et leur fixité, sont le plus haut degré d’identité personnelle qui se puisse atteindre ; à l’inverse, l’éparpillement, l’incohérence, la contradiction des vues et des goûts, des affirmations et des passions, sont une continuelle aliénation de la personne. Le sage est donc infiniment plus responsable que l’aliéné, si bien nommé. Mais, parmi les demi-autres ou les demi-mêmes qui remplissent l’intervalle des deux, lequel du criminel d’occasion ou du criminel par tempérament est le plus responsable ? C’est ce dernier assurément, qui à chaque instant se sent invariablement capable de recommencer ce qu’on lui reproche, et non le premier, qui est ou croit être sorti de lui-même en commettant un crime. (Ajoutons que celui-là est en même temps le plus dangereux, le plus préjudiciable). Au moment où il a commis son crime, donc, le criminel d’occasion, celui qui ne porte point la livrée anatomique et physionomique du criminel, a été bien plus près de l’aliénation mentale que le délinquant type au moment où il a exécuté le sien. Il n’y a donc, ce semble, nulle raison de parler de folie ou de quasi-folie à propos de celui-ci, plutôt qu’à propos de l’autre. La conséquence est que, si, donnant suite à une idée d’ailleurs fort juste, de la nouvelle école, on affecte des prisons et des pénalités différentes, non pas aux différentes catégories de méfaits, mais aux différentes catégories de malfaiteurs, l’expression de manicomio criminale (d’asile de fous criminels) donnée au lieu de détention des criminels les plus endurcis serait parfaitement impropre. Et ce n’est pas là seulement une question de mots…