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dicité et le vagabondage deviendraient un délit ? — M’objectera-t-on pourtant qu’il y a des instincts, des penchants innés, liés à une organisation physique correspondante, qui, dans tous les états sociaux imaginables, seraient jugés nuisibles, anti-sociaux, délictueux ? Je le nie ; j’admets seulement, et cela ne revient pas au même, — si du moins on refuse de croire avec moi à la spécificité des penchants naturels, — que certains actes spécifiés ont été de tout temps considérés comme criminels, notamment le fait de tuer et de voler une personne du groupe social dont on fait partie. Tylor l’a fort bien remarqué. D’ailleurs, même le penchant à la cruauté lâche ou à la rapacité astucieuse exercé en dehors de ces limites, exercé parfois aussi et par exception, dans l’intérieur de ces limites quand l’usage[1] l’a permis, a eu son utilité sociale. Donc je ne vois aucun type anthropologique qui, de tout temps, ait mérité l’épithète de criminel.

Par suite, il est toujours permis de dire d’un criminel quel qu’il soit, que, mis en sa place, il eût été un honnête homme, peut-être un héros. Mais toutes les catégories de démence vraie que nous connaissons, ont été de véritables folies aussi bien dans le passé qu’à présent, quoique, dans le passé, beaucoup de ces maladies cérébrales, comme beaucoup de maladies corporelles, aient été mal connues, et que nombre d’extatiques et de sorcières, les unes priées à genoux, les autres brûlées vives, aient été de simples hystériques. Ces erreurs sur leur compte ne nous empêchent pas d’affirmer, nous, que les fous réputés ou non réputés tels de leur temps l’étaient réellement, quand nous trouvons dans leur biographie les symptômes manifestes de leurs désordres organiques, du désaccord de leurs sensations avec la nature extérieure qui n’a pas changé. Mais nous avons beau savoir qu’un homme a tué ou volé jadis, nous ne sommes pas toujours en droit de le regarder comme criminel, puisque la criminalité est un rapport, non avec l’immuable nature, mais avec l’opinion et la législation changeantes du milieu social.

Enfin, si l’on se place au point de vue de Lombroso, entre la folie et le crime il y aurait précisément la même différence qu’entre l’éloquence et la poésie. On naît criminel, nous dit-on, mais on devient fou, c’est certain. La folie, en effet, est si bien sous la dépendance de causes sociales, qu’on la voit croître régulièrement dans notre

  1. L’infanticide, on le sait, n’était pas un crime à Sparte, ni l’avortement ; la pédérastie ni la piraterie à Athènes ; l’inceste en Égypte, en Perse, chez les Incas ; l’homicide n’a été nulle part un crime, quand il s’est accompli en l’honneur des dieux ; et le meurtre des vieillards, demandé souvent par eux-mêmes, fut une œuvre de piété filiale. Agamemnon n’était pas un criminel de naissance, ni même d’occasion, en immolant sa fille.