Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/609

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
605
G. TARDE. — le type criminel

est par nature insociable autant qu’inconséquent, et l’un peut-être par suite de l’autre ; il n’est pas supra-social en quelque sorte comme l’homme de génie, il n’est qu’extra-social. Le criminel, lui, est antisocial, et par suite sociable à un certain degré. Aussi a-t-il ses associations, ses usages, son langage propres, comme nous allons le voir bientôt. Seulement, il est moins sociable qu’il ne faut, et cela suffit, dans un état de société donné, pour être anti-social. Deux trains d’inégale vitesse peuvent se heurter quoique dirigés dans le même sens. Voilà pourquoi les malheureux dont la conformation atavique rappelle, par hypothèse, dans une certaine mesure au moins, celle des sauvages primitifs, sont un danger pour notre civilisation, bien qu’ils eussent pu être, quelques-uns du moins, l’ornement et l’élite morale d’une tribu de Peaux-Rouges. Il n’eussent peut-être pas été tous criminels alors. Plus d’un, sans nul doute, fût resté attaché aux coutumes et aux préjugés de son milieu, plus approprié à son tempérament ; et n’est-ce pas ce qu’en tout temps et en tout pays, appelle être honnête ? — Car, — et ceci nous conduit à signaler une autre grande différence inaperçue entre la folie et le crime, — le crime est chose tout autrement relative et conventionnelle que la folie. Ce type criminel que Lombroso nous esquisse, c’est celui de notre époque ou de notre ère ; mais, qu’il soit ou non une survivance des temps où la sauvagerie couvrait le globe, il est clair qu’en cette primitive période historique, le type criminel était tout autre, à savoir, peut-être, un type d’artistes et de délicats, de femmes sensuelles et sensibles, gens impropres au pillage des tribus voisines, et nés quelques siècles trop tôt. Nous savons, en tout cas, que la gravité proportionnelle des divers crimes change considérablement d’âge en âge. Au moyen âge, le plus grand des forfaits était le blasphême ou le sacrilège ; puis venaient les actes de bestialité ou de sodomie, et bien loin ensuite le meurtre et le vol. En Égypte, en Grèce, c’était le fait de laisser ses parents sans sépulture. La paresse tend à devenir, dans nos sociétés laborieuses, le plus grave méfait, tandis qu’autrefois le travail était dégradant. Il viendra peut-être un moment où le crime capital, sur un globe trop plein, sera d’avoir une famille nombreuse, tandis qu’autrefois la honte était d’être sans enfants. Aucun de nous ne peut se flatter de n’être pas un criminel-né relativement à un état social donné, passé, futur ou possible. Vous avez des goûts littéraires, un grand penchant à faire des vers ; prenez garde. Versifier va devenir un phénomène d’atavisme, un vol de votre journée de travail fait à la communauté, une excitation criminelle, anti-malthusienne, à l’amour et à la famille. Le fondateur des ordres mendiants et errants eût-il jamais cru que la men-