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quants surpasse celle des artistes, des littérateurs et des femmes galantes ! » Joignons-y la vengeance et la férocité, la gaieté cynique, la passion du jeu, et enfin la paresse, qui va le plus souvent jusqu’à la saleté corporelle. Ce n’est pas tout, j’y ajouterais volontiers le goût du mensonge pour le mensonge.

« Le criminel ressemble donc bien plus, moralement, au sauvage qu’à l’aliéné. » Le sauvage aussi est vindicatif, cruel, joueur, ivrogne et paresseux. Mais le fou, Lombroso est forcé de le reconnaître ici, se distingue du malfaiteur par des différences importantes, psychologiques, aussi bien qu’anatomiques et physiologiques. Le fou n’aime ni le jeu, ni l’orgie ; il prend en horreur sa famille, et le malfaiteur aime souvent la sienne ; il recherche autant la solitude que le malfaiteur la société de ses pareils ; « et les complots sont aussi rares dans les hôpitaux d’aliénés que fréquents dans les bagnes et les prisons. »

Quant à l’intelligence des criminels, elle a été surfaite. Ils sont inintelligents, mais rusés, dit Maudsley, dans son livre sur le Crime et la Folie. Chacun d’eux a ses procédés, toujours les mêmes ; ils se répètent, ces spécialistes du délit. Ils sont incapables d’inventer, mais ils sont à un assez haut degré imitateurs. Encore une différence avec le fou, dont le propre est d’être soustrait à l’influence des exemples ambiants, et retranché par là de la société de ses semblables, tandis que de bizarres combinaisons d’idées, qui seraient des inventions ou des découvertes si elles étaient utiles ou vraies, sillonnent de leurs feux follets sa nuit mentale. Aussi ne devons-nous pas nous étonner que le minimum de criminalité statistiquement révélée se trouve dans le monde des savants. La folie, en effet, plus que le crime, est l’écueil fatal des esprits très cultivés, savants, lettrés ou artistes.

Les différences morales que je viens de noter entre le criminel même incorrigible et le fou sont caractéristiques à mon sens, et, quoiqu’il y ait nombre de soi-disant criminels qui sont de vrais fous, par exemple Guiteau[1], elles défendent de confondre, en général, les uns avec les autres[2]. Mais la question mérite d’être examinée avec plus de soin. Le fou, être isolé, étranger à tous, étranger à lui-même,

  1. Voir à ce sujet une brochure du Dr Ernesto Bonvecchiato, médecin de l’asile Saint-Clément à Venise : A proposito di un processo scandaloso. Venezia, Tipografia Ferrari, 1884.
  2. Maudsley semble établir entre le crime et la folie une sorte de balancement. « Le crime, dit-il, est une sorte d’émonctoire par lequel s’écoulent leurs tendances malsaines ; ils deviendraient fous s’ils n’étaient pas criminels, et c’est parce qu’ils sont criminels qu’ils ne deviennent pas fous. »