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G. TARDE. — le type criminel

gner aujourd’hui d’une démoralisation sensible, c’est que, par quelqu’une de ses influences indirectes et momentanées, elle doit neutraliser parfois son action première, par exemple en détruisant dans certains milieux certaines convictions ou certains respects plus rapidement qu’elle ne les remplace.

Il y a ici des étrangetés : le criminel se montre peu sensible au froid, mais très sensible à l’électricité, à l’application des métaux et aux variations météorologiques. Il est peu affecté par la souffrance subie, et il est vivement impressionné par la peur d’un danger, tel que la vue d’un poignard ou l’annonce d’un prochain interrogatoire. Le difficile était de trouver sa corde sensible. Lombroso l’a cherchée avec amour, on peut le dire, mais avec un amour scientifique, anthropologique, qui ne perd aucune bonne occasion de mesurer et de chiffrer. Mesurer tout le mesurable, en effet, et rendre indirectement mesurable ce qui ne l’est pas directement, n’est-ce pas là le but de la science, comme le but de la littérature est d’exprimer tout l’exprimable et de suggérer ce qui ne peut s’exprimer ? Pousser à outrance en ce qui concerne l’homme le premier de ces besoins, c’est le fait de l’anthropologiste, aussi bien que du psychophysicien, pendant que nos littérateurs et artistes réalistes surexcitent le second. Serrer la réalité par tous les bouts à la fois, voilà le but commun. Il n’y a donc pas à excuser Lombroso de ce que ses hardiesses peuvent avoir d’étrange. De complaisants coquins lui ont permis d’examiner et d’enregistrer sur des planches ad hoc, à l’aide du sphygmographe, la manière dont bat leur cœur sous l’impression d’un compliment flatteur à eux adressé, d’un louis d’or ou d’une photographie de donna nuda présentés, d’un verre de vin offert. Ces courbes sont curieuses. Elles montrent le malfaiteur essentiellement vaniteux, et moins cupide, moins galant même qu’ivrogne. Le sphygmographe, d’ailleurs, n’est pas seul à l’attester. La statistique témoigne que les progrès de l’alcoolisme sont parallèles à ceux de la criminalité ; l’observation directe des criminels prouve que leur rêve est non pas la femme précisément, mais l’orgie, qu’ils aiment l’orgie, la noce, comme les princes aiment une grande chasse ou les dames un grand bal. Mais, de leurs conversations et de leurs actions, ce qui ressort surtout, c’est outre leur insensibilité et leur imprévoyance profondes, leur vanité incommensurable, d’où leur ridicule amour de la toilette et des bijoux et leur prodigalité fastueuse après le crime[1]. Notre auteur va jusqu’à prétendre que « la vanité des délin-

  1. « L’avare, bien moins que le prodigue, est enclin au crime ; et, quoique moins sympathique en général, devant la justice pénale comme devant l’économie politique, il vaut mieux. »