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ANALYSES.hochegger. Le sens des couleurs.

ciel est rouge, pour Homère, c’est par une synecdoche, etc. De même les Cafres out de nombreux termes pour désigner les couleurs appartenant aux animaux, quand ils possèdent un seul terme pour désigner le vert et le bleu, et la richesse de leur langue dépend de l’utilité qu’ils trouvent à créer des mots. Les recherches publiées par Magnus et Peschel-Loesche prouvent d’ailleurs que les modernes « peuples de la nature » perçoivent assez nettement, isolément, toutes les couleurs du spectre. Le seul fait qui demeure vrai, et c’est là la grande découverte de Magnus, est que la langue de la couleur s’est enrichie dans l’ordre des couleurs à ondes longues, ou chaudes, à celles à ondes courtes, ou froides (actives et passives de Gœthe). La raison en serait à rechercher dans l’action psychique des couleurs (selon Nahlowshy, les couleurs chaudes excitent le nerf plus vivement), action que l’on peut très bien étudier sur les enfants. Et du reste il ne faut pas s’étonner que le même mot ait servi d’abord pour le bleu et pour le vert ; la même confusion a existé pour le jaune et le rouge, parce que ces couleurs sont voisines, et les récentes recherches de Graber ont montré que les couleurs qui contrastent fortement, ainsi le rouge et le bleu, sont le plus vivement perçues par les sauvages d’aujourd’hui. Si les poètes modernes attachent enfin plus de prix à la couleur, c’est que l’on est devenu sentimental, et le ciel bleu, comme Geiger en a fait la remarque, est une expression plus familière au sentimental Jean-Paul qu’au naïf Goethe. De toute façon, la conclusion de Magnus touchant un état indistinct de la sensation chez es anciens est inacceptable, et la seule constatation d’une différence dans l’organe pourrait justifier cette différence supposée dans la qualité de la sensation.

Quant à attribuer à l’homme primitif un pouvoir latent, afin de se conformer aux exigences de la théorie de Darwin, où un si grand rôle revient à l’attrait de la couleur dans la sélection sexuelle, il paraît impossible à M. Hochegger d’admettre un tel pouvoir latent qui serait inné et qui s’hériterait avec constance. Il vaut mieux admettre que l’homme a hérité son pouvoir de l’animal, chez lequel Graber a su nettement le constater au moyen d’observations ingénieuses, et il ne faut pas s’étonner de trouver l’homme inférieur quelquefois à l’animal sous le rapport des sensations visuelles : l’impuissance de la vision n’est-elle pas plus fréquente chez l’homme civilisé que chez le sauvage ?

En définitive, tout nous montre que l’homme ne manifeste pas un nouveau pouvoir, mais qu’il combine seulement les éléments préexistants (sensations) d’une manière différente. Ce qui se modifie, c’est le sentiment et le jugement. La paresse de sensation dont parle Magnus n’est que paresse du jugement. M. Hochegger est occupé en ce moment à des études sur le développement du sens des couleurs chez l’enfant. Le présent opuscule formera une manière d’introduction à ces recherches personnelles dont nous souhaitons la publication prochaine.

Lucien Arréat