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vaux déjà considérables qu’on y a consacrés. La dispute soulevée par un premier écrit de M. Gladstone a été continuée avec le plus d’ardeur en Allemagne, où deux partis adverses se sont dessinés : l’un, représenté par Lazarus Geiger et Hugo Magnus, qui sont demeurés à peu près fidèles à l’interprétation de M. Gladstone ; l’autre, représenté par Ernst Krause (Carus Sterne) et G. Jäger, qui se sont placés plutôt au point de vue de la doctrine de l’évolution. La Revue philosophique a tenu ses lecteurs au courant des débats auxquels cette question du développement du sens des couleurs a donné lieu, et je n’ai pas besoin de rappeler les noms des physiologistes, psychologues, philologues et ethnologues qui y ont pris part. M. le prof. Marty, de Vienne, donna en 1879 un exposé critique de la question, en un écrit que M. Hochegger estime excellent et auquel il a beaucoup emprunté.

Le Dr Magnus, revenant sur ses affirmations premières, a fait un grand pas vers Krause. Il ne dit plus que le sens des couleurs s’est développé en l’homme de toutes pièces et il a pris le biais d’accorder que ce sens était latent. Mais il maintient que la perception du rouge a été plus nette, au début, que celle du bleu et du vert, c’est-à-dire que notre acquisition a marché dans l’ordre des couleurs à ondes longues aux couleurs à ondes courtes, ou des moins réfrangibles du spectre aux plus réfrangibles ; et d’ailleurs, si notre pouvoir de percevoir les couleurs s’est développé, en quelque sorte, sur le thème des perceptions de la lumière (le clair et l’obscur), ce développement se serait effectué dès les temps préhistoriques, et non plus seulement depuis l’âge d’Homère, à qui on ne peut décidément pas refuser la connaissance du vert et du bleu.

M. Magnus a-t-il concédé assez ? M. Hocheggerjuge que non, et d’abord il signale une confusion regrettable d’idées sous cette expression trop générale de Farbensinn, confusion qu’il voudrait faire cesser en distinguant enfin, dans notre sens des couleurs, ce qui est sensation pure (Empfindung), sentiment (Gefühi) et jugement (Urtheil). Le développement qui a eu lieu dans l’histoire, et dont les langues portent témoignage, concernerait le sentiment et le jugement, et il serait parti d’un même fonds de sensations élémentaires, peut-être identiques chez l’animal et chez l’homme. Dès lors, le problème se trouverait limité à la question spéciale de la sensation des couleurs (Farbenempfindungs-vermögen), et cette question devrait être considérée sous le rapport : 1o de la preuve historique-philologique ; 2o de la doctrine de l’évolution et des informations ethnologiques.

La preuve philologique repose sur cette hypothèse, que l’état de la langue répondrait exactement à l’état de la sensation. Mais cela n’est justifié, ni par l’étude de la langue homérique, ni par les observations des ethnologues. Les poètes primitifs emploient de préférence des épithètes qui traduisent le mouvement, qui expriment l’utilité (la terre riche en gazon, fertile en troupeaux), et la représentation du psychique, comme dit Marty, les intéresse plus que celle du physique. Si l’arc-en-