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deux stades, deux moments d’une même pensée : l’esprit ne travaille que sur ses propres données : nous voilà revenus à l’a priori qu’il s’agissait d’écarter.

Il semble bien que M. Rabier soit partagé entre deux tendances contraires, et tout à fait inconciliables. D’une part, il est séduit par les fines analyses de Hume : il ne peut résister à la clarté triomphante avec laquelle ce grand philosophe a montré le caractère purement subjectif de l’idée de cause. D’autre part cependant, il ne peut s’affranchir des apparentes exigences du sens commun. Il ne se résigne pas à concevoir que la causalité n’est qu’en nous : ce paradoxe, comme l’appelle Hume, l’offense, et, à tout prix, il veut retrouver la causalité hors de nous. De là les oscillations, les incertitudes de sa pensée, attestées par la diversité des expressions qu’il emploie ; tantôt en effet, l’esprit trouve la causalité en lui-même ; il la crée ; il la fait vivre et la soutient ; tantôt il la dégage des choses. Entre ces deux partis il faut choisir. Quand on a adopté la théorie de Hume, on n’est plus libre de trouver la causalité ni dans les choses, ni dans les phénomènes considérés comme indépendants de l’esprit. Si elle est réelle dans les choses, à quoi bon toutes ces analyses ? Elle passe des choses dans l’esprit, comme les idées de ces choses, de quelque manière d’ailleurs qu’on explique la connaissance : l’esprit se modèle sur les choses : c’est l’empirisme qui a raison. Si au contraire l’idée de causalité n’a qu’une origine subjective, il pourra bien se faire qu’en la projetant hors de nous, nous la concevions comme loi des choses. Mais ce sera à nos risques et périls. Nous voilà en présence d’une nouvelle forme de la théorie de l’illusion.

C’est bien à ce dernier parti qu’en fin de compte, M. Rabier est forcé de s’en tenir. Avec son entière sincérité et sa grande pénétration, et finit par avouer que la loi de causalité universelle n’est vraie qu’hypothétiquement. Mais si c’est une hypothèse, pourquoi l’appeler si long-temps une loi des choses ? Et si c’est une hypothèse, comme une telle assertion est en contradiction avec les théories les plus répandues, comme elle est grosse de conséquences, peut-être ne faudrait-il pas l’indiquer seulement en passant, et jeter négligemment cet aveu à la fin d’un chapitre. M. Rabier sent bien qu’il y a la quelque chose de grave, et il n’y pense pas, semble-t-il, sans quelque mauvaise humeur. « Et si quelque esprit hypocondriaque, dit-il, vient nous demander avec inquiétude si l’uniformité de la nature ne risque pas, après tout, de se démentir, nous répondrons avec Lange qu’il « sera temps d’en parler la première fois que se produira un cas de ce genre ». En attendant, nous vaquerons à nos affaires (p. 405). » Ce n’est pas, nous qui chercherons à M. Rabier cette querelle : nous ne sommes pas un esprit hypocondriaque ! Mais peut-être au moins nous sera-t-il permis de constater qu’une telle théorie change notablement l’idée qu’on se fait d’ordinaire de la certitude scientifique. Il n’y a plus d’absolu, mais seulement une probabilité infiniment grande : c’est à vrai dire le pro-