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ANALYSES.rabier. Leçons de philosophie.

nous saisir un rapport dont les termes nous échappent ? Comment surtout comprendre l’existence objective d’un rapport ? L’idée de rapport n’implique-t-elle pas nécessairement celle d’une comparaison, d’un rapprochement : et comment concevoir une comparaison, un rapprochement sans un esprit qui compare et rapproche ? Si on peut, sans se contredire trop ouvertement, parler de « rapports objectifs » c’est que, avec le sens commun, on objective des sensations : on projette hors de l’esprit, en bloc, tout le travail de l’esprit, les sensations avec leurs rapports. Rien de plus simple alors : et il faut convenir que l’objectivation des rapports ne présente pas plus de difficulté que celle des sensations. Mais elle n’en présente pas moins ; et elle devient fort difficile à comprendre quand ce sont les rapports mêmes, isolés des termes qu’ils unissent, qu’on prétend réaliser hors de nous.

Mais sans doute nous prenons mal la pensée de M. Rabier. Ce n’est pas dans les « choses » que réside la loi de causalité ; c’est dans les phénomènes. Mais les phénomènes ne sauraient être conçus comme des réalités indépendantes de l’esprit : ils sont les apparences offertes à l’esprit. Si nous en dégageons la loi qui les régit, il faudra dire que cette loi est donnée dans l’expérience en même temps que les phénomènes eux-mêmes. Donnée directement, c’est impossible, car l’erreur serait inexplicable, et on aurait tout aussitôt affaire aux redoutables analyses de Hume que M. Rabier avec raison déclare admirables. Il ne reste plus qu’à supposer que ce rapport est donné implicitement, confusément l’expérience serait comme ces tableaux où l’on ne voit qu’une masse indistincte jusqu’au moment où on s’est placé au vrai centre de perspective, comme ces mots d’une langue inconnue qui n’ont pas de sens pour qui n’en a pas la clé : il y a un sens caché, mais mais il faut le mettre au clair. Mais alors, il faudra dire avec Kant : « Il en est ici comme des autres représentations pures a priori (par exemple de l’espace et du temps), que nous ne pouvons tirer de l’expérience à l’état de concepts clairs que parce que nous les avons mises dans l’expérience, et que nous n’avons constitué celle-ci que par le moyen de celles-là. Mais si cette représentation d’une règle déterminant la série des événements ne peut acquérir la clarté logique d’un concept de cause que quand nous en avons fait usage dans l’expérience, la considération de cette règle comme condition de l’unité synthétique des phénomènes dans le temps n’en est pas moins le fondement de l’expérience même, et par conséquent la précède a priori. » (Crit. de la Raison pure, II, 2, 3, B : trad. Barni, t.  I, p. 257.) De quelque manière qu’on s’y prenne, si on admet que nous connaissons les phénomènes et et non les choses en soi, il faut bien reconnaître qu’en dégageant la loi des phénomènes, nous ne déterminons jamais que la manière dont ils apparaissent à l’esprit. C’est une loi de l’esprit que nous découvrons au terme de l’opération, et non une loi des choses : c’est son œuvre que l’esprit reconnaît, son esquisse qu’il achève. Au lieu de deux termes distincts, sinon opposés, comme l’entend M. Rabier, il n’y a plus que