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innéité. Témoin le texte de Leibnitz dont s’autorise M. Rabier : « Peut-on nier qu’il y ait beaucoup d’inné dans notre esprit, puisque nous sommes innés à nous-mêmes pour ainsi dire, et qu’il y ait en nous, être, unité, substance, etc. » Si par expérience on entend, non la connaissance des choses extérieures, mais la connaissance que l’esprit a de lui-même, il n’est personne (et Kant moins que personne) qui méconnaisse la nécessité de l’expérience ainsi entendue. Mais c’est jouer sur les mots. Il faut bien que l’esprit se soit en quelque sorte vu à l’œuvre pour savoir ce qu’il est. Admettre qu’il connaît quelque chose par simple réflexion sur ses propres actes, c’est admettre l’innéité. Et ce n’était pas la peine de se montrer si sévère quand il s’agissait de réfuter Kant.

Reste à expliquer les principes directeurs de la connaissance, et surtout le principe de causalité. M. Rabier ne peut admettre avec Stuart Mill que l’expérience suffise à nous faire découvrir cette loi dans la multitude des phénomènes. On peut trouver de l’ordre dans le monde tel qu’il nous apparaît : mais c’est à condition de l’y chercher, et pour l’y chercher, il faut en avoir l’idée, le pressentir. Nous en avons l’idée et nous le pressentons parce que nous trouvons en nous-mêmes, on l’a vu, le type de la causalité. Mais cette première expérience est insuffisante. Il faut encore que l’expérience, au sens le plus général du mot, contrôle et vérifie les présomptions ou anticipations de la pensée. Qui croirait à la loi de causalité universelle, si elle n’était à chaque instant confirmée par les faits ? Ainsi l’expérience, impuissante à suggérer, comme à légitimer la croyance à la causalité, sert du moins à la fortifier. Mais cette double expérience est encore insuffisante. Il faut que l’intelligence interprète les faits : c’est elle qui fait la preuve de la loi de causalité ; elle s’assure que les cas favorables confirment la loi, tandis que les cas défavorables s’annulent les uns les autres, l’apparente absence de causalité provenant alors uniquement de notre ignorance. Ainsi, ni l’expérience seule, ni l’intelligence réduite à ses seules forces ne saurait suffire : leur union est nécessaire : la croyance à la causalité est due à un empirisme intelligent.

Dans toute cette théorie, on considère le principe de causalité comme la loi même des choses ou de la nature. On en parle toujours comme si elle résidait objectivement dans la réalité. Mais quelles sont donc les choses dont nous pouvons ainsi pénétrer la loi intime ? Dans sa théorie de la perception, M. Rabier a réduit toutes nos connaissances à de simples états de conscience : il a poussé le subjectivisme jusqu’à dire que la théorie de l’illusion est la seule vraie. Comment donc à présent la pensée peut-elle atteindre la loi de choses qu’elle n’atteint elles-mêmes en aucune façon ? Si dans la connaissance que nous prenons de l’univers nous ne sortons jamais de nous-mêmes, par quelle opération mystérieuse pouvons-nous découvrir des lois qui soient réelles hors de notre esprit ?

En outre, la loi de causalité est un rapport. Mais comment pouvons-