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tuels comme se percevant eux-mêmes ou comme perçus par autrui, comme se proposant des buts ou en suggérant à d’autres. Perceptions et buts : autant dire croyances et désirs. — Autre exemple, inverse du précédent. S’il est des faits accomplis dans l’infinitésimal, qui, à raison de l’étendue trop étroite où ils apparaissent et de la rapidité trop grande de leurs phases, échappent à notre sensibilité, quoiqu’ils puissent être des possibilités de sensations pour des esprits atomiques, il y a aussi nombre de faits importants qui, par suite des dimensions excessives de leur théâtre et de l’extrême lenteur de leur déroulement, ne sont pas non plus saisissables par nos sens et ne trouvent pas dans le vocabulaire des sensations humaines de mot propre pour leur désignation, — ce qui serait pourtant d’une commodité si grande, ce qui donnerait tant de relief et de couleur aux études historiques. Rien n’empêche d’imaginer un grand esprit, (précisément ou presque le vieux Dieu omniscient, omniprésent, voyant toutes choses sub specie æternitatis) — qui serait organisé pour sentir immédiatement ces immenses faits séculaires, et dont chaque sensation exigerait pour se former, pour apparaître, des centaines ou des millions de siècles, tandis que chacune des nôtres se forme en centièmes de seconde. Il serait loisible à ce géant spirituel, s’il était sceptique, de se persuader que notre univers, ou plutôt son univers tout autrement vaste que le nôtre, est simplement la possibilité de ces sensations singulières qui lui traduiraient, dans la langue de sa conscience, l’évolution d’une espèce vivante à travers plusieurs âges géologiques, le développement de l’histoire depuis les temps préhistoriques jusqu’à nous, à travers l’âge de pierre, de bronze, de fer, et toutes nos civilisations successives, embrassées simultanément. Bien sûr, cette possibilité de sensations serait, pour lui, la seule réalité intelligible de ces suites d’événements qu’il prendrait ou serait porté à prendre, malgré son scepticisme, pour des substances, de même que nos sensations de couleur, en nous traduisant grosso modo et non moins librement, des séries prodigieuses d’ondulations éthérées, dont une seule sur des millions est encore réelle au moment où nous sommes affectés par elles toutes, nous induisent à regarder l’objet coloré comme quelque chose d’immobile, de stable, de substantiel. On voit que le scepticisme supposé de ce grand esprit serait, comme le nôtre, plus dogmatique qu’il n’en aurait l’air. En tout cas, ce Moi énorme s’abuserait nécessairement, on le voit aussi, s’il continuait à prendre ses sensations propres pour guides dans l’idée qu’il chercherait à se faire des réalités extérieures. Et je me demande comment il pourrait faire pour les concevoir autrement que comme formées des seuls éléments de lui-même susceptibles d’être universellement objectivés, la croyance et le désir, éléments que nous sommes seuls autorisés à lui prêter nous-mêmes quand, pour nous faire une idée de ce Dieu, même déclaré impénétrable, et avoir le droit de l’affirmer, nous disons qu’il est juge et maître, qu’il a des jugements et des desseins, qu’il croit et désire.

La sensation, donc, étant l’élément variable, presque toujours impos-