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notes et discussions

point d’espoir de vérité possible pour la raison, condamnée dès lors au suicide.

II. Tant qu’on n’aura pas prouvé que cette hypothèse, suivie résolument et jusqu’au bout dans le détail des faits scientifiques, implique contradiction, la raison, donc, aura le droit de s’y raccrocher opiniâtrement. Mais j’observe, à présent que, par malheur, l’espèce de monadologie où l’idéalisme à la Stuart Mill nous invite à aborder, est la plus impropre de toutes à cette tâche. Je compte trois éléments généraux de notre conscience, lesquels se présentent combinés dans tous les jugements, perceptifs ou intellectuels, et dans tous les desseins, instinctifs ou volontaires, dont notre vie mentale est le groupe ou l’enchaînement : à savoir, 1o la partie purement affective et qualitative de la sensation, 2o et 3o la croyance et le désir, deux quantités véritables, comme je me suis efforcé de le démontrer ici même. Or, de ces trois éléments, le premier seul est variable, seul il diffère d’un individu à un autre, d’un genre à un autre genre d’esprit ; si bien que chaque moi, en songeant à sa propre conscience future, prévoit l’éventualité de sensations autres que celles qu’il connaît déjà. Et, quand il imagine des esprits plus ou moins profondément différents du sien, il leur attribue à fortiori des sensations proprement dites qu’il ignore, qu’il ignorera toujours, qu’il sait même ne pouvoir pas connaître. Mais, en revanche, il ne peut pas imaginer ces esprits autrement que comme jugeant et voulant, c’est-à-dire, abstraction faite de l’élément sensitif engagé dans ces jugements et ces volitions, comme croyant et désireux. — Je prends pour exemple l’observateur fictif de mon crâne transparent. Il ne voit que la surface extérieure de mes éléments nerveux et, à la vue simple, il ne les discerne pas ; mais il sait qu’à l’aide d’un bon microscope, il les discernerait ; toutefois, il sait que les perfectionnements possibles de cet instrument ont une infranchissable limite, et qu’il y a des molécules cérébrales qui lui seront toujours et essentiellement invisibles, autant qu’impalpables. S’il n’est qu’idéaliste subjectif, il devrait nier leur existence. Mais supposons qu’il est monadologiste. Il dira que ces molécules ou ces atomes affirmés, jugés, crus par lui, quoiqu’ils ne soient la possibilité d’aucune sensation à lui connue, existent comme se sentant eux-mêmes et aussi comme susceptibles de procurer (isolément ou en petites masses indistinctes) des sensations à des esprits spéciaux dont le champ d’action soit infinitésimal et la durée instantanée, en sorte que les événements les plus longs de leur vie s’accompliraient en fractions de millionnièmes de secondes. Des sensations ! Mais ce mot ici exprime l’inconnu, et l’inconnaissable même ; car notre observateur est convaincu que, soit par leur manière particulière, spécifique, de se sentir eux-mêmes, soit par leur façon d’affecter autrui, les monades en question s’écartent infiniment de nos manières de sentir et d’avoir conscience. Ce n’est donc pas à l’aide de cet inconnu objectivé qu’il peut connaître ce qu’il affirme et se donner le droit de l’affirmer. Aussi est-ce bien plutôt parce qu’il conçoit nécessairement les atomes spiri-