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hiler, il y aurait deux sortes de non-être pour lui, et très distinctes, être oublié et être nié. Voilà bien des complications obscures !) D’autre part, nous affirmons scientifiquement, c’est-à-dire avec une conviction majeure, que ce que nous entendons par la réalité des objets, dure et subsiste avec continuité, dans ces alternatives d’anéantissements et de résurrections. Pour éviter cette infinité de miracles perpétuels, l’idéaliste n’a qu’un moyen multiplier infiniment les esprits, chargés pour ainsi dire de se relayer les uns les autres continuellement pour affirmer et nier les mêmes sensations hypothétiques et empêcher ainsi l’hypothèse commune de tomber dans le néant.

— Autre raison. Dire d’un objet qu’il consiste en des actes de foi, c’est dire qu’il est plus ou moins suivant le degré d’intensité de ces croyances ; et, si plusieurs esprits font des actes de foi simultanés, mais inégalement intenses, dirigés vers ce même foyer (d’ailleurs imaginaire), il s’en suit que cet objet est en même temps une réalité plus faible et une réalité plus forte, qu’il est plus et moins tout ensemble. C’est contradictoire. Mais l’on peut répondre que l’objet est la somme de tous ces actes simultanés de foi inégale. Seulement, pour qu’il y ait chance d’arriver à une succession de sommes égales entre elles, par voie de compensation continue des inégalités en plus et en moins, il est nécessaire d’opérer sur des nombres prodigieux de sujets spirituels.

Je m’arrête, et laisse au lecteur le soin de déployer à son aise toutes les autres énormités renfermées dans la thèse idéaliste. Et cependant elle se défend, malgré tout ; qui plus est, elle s’impose. Pourquoi ? Parce qu’elle repose sur cette vue, très juste au fond, sur ce dilemme : ou le dehors de nous doit nous rester éternellement inintelligible et par suite inaffirmable, ou il ne peut être conçu et affirmé que comme formé d’éléments empruntés à nous-mêmes, c’est-à-dire identiques ou semblables aux seules réalités élémentaires qui nous soient connues. Mais, au lieu d’aller chercher midi à quatorze heures, n’est-il pas plus simple, ceci admis, d’admettre que tous les objets sont des sujets ? et cette conjecture peut-elle nous coûter, maintenant que nous venons d’être contraints, rien que pour prêter à l’apparence fantastique des objets la durée et la continuité voulues, de supposer des infinités d’esprits ? Disons mieux : tout ce qui est pensé pense, tout ce qui est senti sent, ou plutôt tout ce qui est désiré ou repoussé désire et repousse, tout ce qui est affirmé ou nié affirme et nie. De la sorte, toute chose trouve dans la continuité de sa propre conscience, de sa propre affirmation de soi-même, à défaut de celle d’autrui, le fondement de sa réalité.

Conclusion. L’idéalisme aboutit forcément à l’absurdité ou à la monadologie (sous une forme plus ou moins acceptable d’ailleurs, ce qui importe beaucoup). La monadologie, dernière conséquence soutenable de l’idéalisme, qui lui-même est le dernier mot de la philosophie critique, est une hypothèse d’autant plus digne d’être examinée que, hors d’elle, il n’y a point de salut possible, nous le voyons à présent,