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notes et discussions

on verra que la condition moyennant laquelle je prévois que je n’aurais point cette impression de tache grisâtre est l’hypothèse où je ne serais pas aveugle. Ma façon idéaliste d’exprimer la non-existence de mes lobes optiques implique donc à la fois que je suis aveugle et que je ne le suis pas. Par suite, si la seule idée que nous puissions légitimement nous faire de la non-existence d’un objet est l’impossibilité (lisez certitude ou probabilité négative) de certaines sensations sous condition, nous ne saurions penser l’absence de nos lobes optiques, puisque ce point de vue ici implique deux assertions contradictoires.

Dira-t-on, par hasard, qu’il nous reste encore, faute d’impressions visuelles, les impressions tactiles et musculaires qu’une pression exercée par notre main sur nos éléments nerveux nous fournirait ? Je le veux bien ; mais ce que je viens de dire relativement aux éléments nerveux, d’où dépend notre faculté de voir, est applicable aussi bien aux éléments nerveux qui nous rendent aptes à sentir les impressions du toucher. On ne saurait penser en idéaliste l’absence de ceux-là, à coup sûr, qu’en se supposant à la fois capable et incapable de toucher.

Comment sortir de là ? Uniquement par l’hypothèse d’un autre esprit que le mien, et en tenant compte de lui dans la notion que je me fais de mes lobes optiques absents. Leur absence, c’est pour moi, donc, la certitude où je suis que, sinon moi, du moins un autre observateur de mon crâne transparent, observateur non aveugle, lui, n’aurait point à un certain endroit de son champ visuel, l’impression d’une tache grise, et que, s’il me trépanait ensuite et maniait mon cerveau, il ne recevrait point non plus l’impression tactile particulière dont la certitude positive conditionnelle est appelée mes lobes optiques.

— Ainsi, l’idéalisme égoïste nous conduit à l’idéalisme pour ainsi dire altruiste. — Mais suffit-il d’admettre deux moi, à savoir le mien et celui d’un seul autre esprit ? Non ; et à mesure que nous cherchons à développer l’idéalisme, nous le voyons requérir, pour se sauver lui-même, d’autres moi, d’autres autrui. Il le doit, puisque, sans cela, le dessous infinitésimal des phénomènes sensibles, devrait, en tant qu’insensible à tout jamais, être nié, tandis que nous voyons tout naître et sortir de là et ne pouvons pas ne pas l’affirmer. Il faut donc à toute force, multiplier les esprits, en créer de nouveaux, propres à sentir ce qui échappe à nos sens. — Cette nécessité, qui peut se dissimuler tant qu’on emploie l’expression élastique de possibilité ou impossibilité de sensations, devient manifeste dès qu’on remplace ce terme, comme je l’ai fait plus haut, par les mots certitude et probabilité, entendus dans le sens, seul intelligible et seul idéaliste, de foi plus ou moins forte. Dire qu’un objet n’est que des actes de foi formés par des sujets, c’est dire que, dans l’intervalle de ces actes de foi, il cesse d’être. Il s’anéantit à chaque oubli d’un moi quelconque, ressuscite à chaque retour d’attention sur lui, sur les sensations hypothétiques dont l’affirmation est tout son être, dont la négation serait tout son non-être. (Tout son non-être ? Observons que, puisque l’oubli seul suffirait déjà à l’anni-