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I. D’abord, je rectifie et je complète la définition de la matière comme possibilité de sensation. Il faut dire s’il s’agit de nos sensations ou de celles d’autrui ; dans ce dernier cas, l’idéaliste s’extériorise déjà ; il sort de lui-même s’il ne sort pas de la conscience. Disons donc, pour commencer, qu’il s’agit de nos sensations seulement. — Puis, que signifie possibilité ici ? Ou rien, c’est-à-dire le mystère nouménal, qu’on veut précisément proscrire ; ou bien certitude conditionnelle. En regardant à ma droite, autrement dit en me procurant certaines sensations dans un certain ordre, je suis certain que, si je marchais, si je me procurais une série d’autres sensations musculaires déterminées, cette tache visuelle verte appelée un arbre serait suivie d’une série de sensations visuelles de plus en plus intenses terminées par un choc, par une impression tactile et une douleur musculaire déjà éprouvées par moi. — Mais je ne suis pas toujours certain, ni également certain, de voir survenir telles sensations après telles autres ; en voyant une bouillotte dans un wagon de chemin de fer, je crois, mais je ne jurerais pas que, si je la touchais, elle me donnerait une grande chaleur à la main. Il me parait probable, mais seulement probable, que cette allumette prendrait feu si je la frottais. En somme, possibilité de sensation signifie certitude ou probabilité conditionnelle, et à divers degrés, de mes sensations, en d’autres termes, ma prévision, avec une croyance plus ou moins éloignée ou rapprochée de la conviction parfaite, des sensations que j’aurais si je commençais par en avoir d’autres. — Ce n’est pas tout ; ajoutons que, si la présence d’un objet extérieur est ainsi conçue, son absence doit l’être, à l’inverse, par la négation plus ou moins intense de certaines sensations conditionnelles, les mêmes que nous affirmons, moyennant les mêmes conditions, pour exprimer sa présence.

C’est cette notion de la matière que nous devons tâcher d’appliquer à l’expression des faits de physiologie cérébrale. Je suis certain, j’affirme avec une conviction très forte, que mes lobes optiques existent, et que, s’ils n’existaient pas, je ne pourrais rien voir. Traduisons d’abord la première partie de cette phrase : « Je suis convaincu que, si mon crâne était transparent et si je le regardais dans une ou plusieurs glaces disposées à cet effet, j’aurais l’impression visuelle d’une tache grisâtre d’une forme déterminée. » Jusqu’ici, passe encore, quoique l’hypothèse d’un crâne transparent puisse impliquer contradiction, comme la science est bien capable de le démontrer plus tard, et qu’ainsi la sensation visuelle en question ne fût certaine que moyennant une condition impossible ; impossible, c’est-à-dire niée nécessairement, en même temps que la chose conditionnée serait affirmée ! Mais il y a mieux ; terminons notre traductions : « Je suis convaincu aussi que, dans le cas où, malgré la transparence supposée de mon crâne et mon système de glaces, je n’aurais point, à l’endroit voulu de mon champ visuel, l’impression d’une tache grisâtre, dans ce cas-là je serais tout à fait aveugle. » Si l’on relit avec attention cette phrase,