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visuelles, tactiles, etc., réelles ou possibles que nous désignons ordinairement en les objectivant sous le nom de « destruction de certains éléments nerveux, » une série de conscience différente est privée de ces phénomènes subjectifs que nous désignons sous le nom de sensibilité, sans que pour cela les autres groupes de sensations qui constituent l’organisme représenté dans les consciences percevantes présentent ces altérations qu’on appelle l’abolition des fonctions organiques. » En somme, il est impossible de se représenter une lésion du système nerveux autrement que comme un ensemble de sensations, réelles ou possibles, visuelles et tactiles. D’après la thèse immatérialiste, la production de cet ensemble de sensations, chez un observateur quelconque que nous pouvons au moins toujours supposer, s’accompagne, chez l’observé, de l’abolition de la sensibilité sans que les autres fonctions organiques (représentées chez l’observateur par des sensations), soient abolies. Maintenant la théorie idéaliste implique ceci, c’est que, au cas où n’y aurait pas d’observateurs, le phénomène physique n’existant que comme possibilité de sensation n’existe en réalité pas du tout[1].

En essayant de donner la réponse que l’idéalisme peut faire, je ne veux pas, d’ailleurs, prendre la responsabilité de la défense de la thèse immatérialiste qui me semble incomplète. Je me demande si d’autres exemples ne feraient pas mieux ressortir ses difficultés. Par exemple, on pourrait poser la question ainsi : « L’expérience montre que le système nerveux est la condition de la conscience, l’immatérialisme admet que la conscience est la condition de ce système nerveux (en tant que représenté). Comment concilier ces affirmations. On peut dire encore, comme on l’a fait la science montre que les êtres organisés ont fait leur apparition assez tard dans le monde, or, s’il n’y a de conscience possible que chez un être organisé, et si la matière n’existe qu’en tant qu’elle est perçue, qu’était le monde avant l’apparition de la conscience ? Les partisans conséquents de la théorie de Mill doivent répondre qu’il n’était alors qu’un ensemble de possibilités de sensations, ce qui revient exactement à dire qu’il n’existait pas, et qu’il n’a commencé à exister qu’avec la première conscience dans laquelle il s’est reflété, ce qui paraît difficile à admettre.

Il ne faudrait pas cependant faire la position de l’idéalisme plus difficile qu’elle ne l’est en réalité. L’idéalisme ne contredit pas l’expérience, seulement il l’interprète, et de manière à contredire certaines inductions. Ainsi il exprimera bien « sans contradiction et sans atténuation » ce fait que la destruction de certains éléments nerveux abolit la sensibilité, mais il interprète d’une manière particulière les mots « destruc-

  1. La lésion nerveuse en ce cas n’existerait pas comme antécédent réel de la lésion psychique, à moins qu’elle n’existât sous une autre forme que la forme matérielle, sous forme, par exemple, de phénomènes subjectifs, ce qu’admettront ceux qui pensent que tout phénomène matériel se double d’un fait de conscience plus ou moins rudimentaire.