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Dr SIKORSKI . — l’évolution psychique de l’enfant

et de la conscience. Pour peu qu’on agisse avec prudence, les enfants ne se montrent point fatigués ou irrités ; au contraire, l’attente constitue pour eux un passe-temps des plus instructifs. L’attente de son tour à table, pratiquée dans le même but par les parents, est aussi très utile ; mais elle doit avoir lieu tous les jours, et les adultes doivent s’y soumettre comme les enfants. Les médecins de l’antiquité classique conseillent de profiter des moments, où la faim se fait sentir, pour habituer les enfants à supporter des sensations désagréables[1] : ils proposaient, par exemple, de procéder avant le dîner au lavage à l’eau froide, si désagréable à la plupart des enfants, et d’en adoucir ainsi le désagrément par la perspective du repas qui allait suivre. Partant de cette idée, j’ai profité des derniers moments avant le dîner, pour accoutumer mes enfants, au goût des choses désagréables, par exemple au goût des choses amères. Lorsqu’un de mes enfants avait besoin de quinine, on la lui administrait avant le dîner. Je profitais ainsi de l’occasion pour habituer d’autres enfants à supporter le goût des choses amères, mais en les leur administrant à doses minimes. Ma fille, âgée de deux ans, après avoir goûté quelque chose d’amer, n’en voulut plus. L’observation de la lutte, qui eut lieu chez cette enfant, est assez instructive. Elle repoussait instinctivement le verre contenant sa potion amère, comme le font souvent les enfants ; alors on exerçait sur elle une pression morale, en cessant de manger et en lui disant que personne ne pouvait manger parce qu’elle ne voulait pas prendre une médecine amère. La résistance durait plus d’une minute, puis l’enfant, encore indécise, approchait sa main du verre pour la retirer de nouveau ; mais l’hésitation était de peu de durée, la résolution s’affermissait, et, les encouragements aidant, elle finissait par prendre la médecine amère sans laisser paraître aucune trace de sensation désagréable. Au contraire, on lisait sur son visage le plaisir évidemment produit par le triomphe de la volonté. Il y a plus, l’acte qui venait d’être accompli avait ce caractère, que l’enfant ne paraissait ressentir ni amertume, ni désagrément telle était la force de l’état émotionnel, qui lui était procuré par l’issue heureuse de la lutte intérieure. Pendant plusieurs jours consécutifs la prise de quinine fut accompagnée d’une certaine hésitation ; mais la durée en devenait de jour en jour plus courte, en même temps que grandissait le sentiment de satisfaction, qui accompagnait chaque jour le triomphe de la volonté. J’ai tâché d’habituer mes enfants à prendre quelque sorte de nourriture qu’on leur présente, et

  1. Oribase, t.  III, p. 139.