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REVUE PHILOSOPHIQUE

Quel est maintenant l’enseignement moral de Pyrrhon ? Sur ce point encore nous avons peu de documents. Il soutenait, dit Diogène[1], « que rien n’est honnête ni honteux, juste ni injuste, et de même pour tout le reste que rien n’existe réellement et en vérité, mais qu’en toutes choses les hommes se gouvernent d’après la loi et la coutume car une chose n’est pas plutôt ceci que cela ».

En dehors de cette formule toute négative, nous savons seulement que Pyrrhon considérait l’aphasie et l’ataraxie, et suivant une expression qui paraît lui avoir été plus familière, l’indifférence (ἀδιαφορία) comme le dernier terme auquel doivent tendre tous nos efforts. N’avoir d’opinion ni sur le bien, ni sur le mal, voilà le moyen d’éviter toutes les causes de trouble. La plupart du temps, les hommes se rendent malheureux par leur faute[2] : ils souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux disparaissent le doute est le vrai bien la tranquillité l’accompagne, comme l’ombre suit le corps[3]. Il restera sans doute ces douleurs qu’on ne peut éviter, parce qu’elles tiennent à notre nature, le froid, la faim, la maladie mais ces douleurs mêmes seront rendues moins vives si on y attache peu d’importance et le sage Pyrrhonien aura du moins la consolation d’avoir ôté à la douleur tout ce qu’on peut lui enlever par prévoyance et par réflexion.

Pratiquement, il vivra comme tout le monde, se conformant aux lois, aux coutumes, à la religion de son pays[4]. S’en tenir au sens commun, et faire comme les autres, voilà la règle qu’après Pyrrhon tous les sceptiques ont adoptée. C’est par une étrange ironie de la destinée que leur doctrine a été si souvent combattue et raillée au nom du sens commun : une de leurs principales préoccupations était au contraire de ne pas heurter le sens commun. « Nous ne sortons pas de la coutume, » disait déjà Timon[5]. Peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort : le sens commun fait-il autre chose que de s’en tenir aux apparences ?

Tel fut l’enseignement de Pyrrhon d’après la tradition sceptique. Il faut maintenant nous tourner d’un autre côté.

III. Si nous ne connaissions Pyrrhon que par les passages assez

  1. IX, 61. Cf. Sext. M. XI, 148.
  2. Diog. IX, 108, Sqq. Cf. Aristoc. ap. Euseb. præp. Ev. XIV, 18, 20.
  3. Diog. IX, 107.
  4. Diog. IX, 108.
  5. Ibid. 105.