Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/511

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
507
J. LACHELIER. — psychologie et métaphysique

objets extérieurs une existence absolue et indépendante de la nôtre. Un objet réel est, en effet, pour nous, un objet solide ou un corps ; c’est aussi un objet situé dans l’étendue, en tant que solide et extérieure à nous, ou dans l’espace. Mais réciproquement la solidité des corps n’est que la réalité que nous plaçons en eux au delà de l’apparence sensible ; et l’espace, en tant que distinct de l’étendue visuelle et tactile, n’est que la possibilité, conçue par notre esprit, d’un ensemble de corps ou d’un monde réel. La profondeur est, en définitive, le fantôme de l’existence, l’illusion de nos sens qui croient voir et toucher ce qui est l’objet propre de notre entendement. On demande ce que la pensée ajoute à la perception : mais on ne s’aperçoit pas que ce qu’on appelle perception est déjà, en grande partie, l’œuvre de la pensée.

Qu’est-ce donc que cette pensée, qui se lie en nous à la perception sans se confondre avec elle, et dont la lumière se réfléchit, en quelque sorte, de la perception, sur le sentiment et la volonté ? Écartons d’abord toute idée de sujet spécial et mystérieux, de moi transcendant et extérieur à la conscience sensible. Un tel sujet ne serait, en effet, qu’un objet de plus, qui ne pourrait exister qu’aux yeux d’une autre pensée, et ainsi de suite à l’infini. D’ailleurs, comment la pensée, ainsi réalisée en dehors de nos états de conscience, ferait-elle pour les connaître ? La connaissance n’est pas une action extérieure et mécanique, qu’un être puisse exercer sur un autre : pour connaître une chose il faut être, en quelque façon, cette chose même et, pour cela, il faut d’abord ne pas en être soi-même une autre. La pensée est donc numériquement identique à la conscience sensible : elle en diffère, comme nous l’avons dit, en ce qu’elle convertit de simples états subjectifs en faits et en êtres qui existent en eux-mêmes et pour tous les esprits : elle est la conscience, non des choses, mais de la vérité ou de l’existence des choses. Il n’y a pas pour nous d’existence sans l’action d’une pensée qui la connaît et qui l’affirme : il n’y a pas en nous de pensée qui ne soit la connaissance et l’affirmation d’une existence. Mais qu’est-ce que l’existence d’une chose, en tant que distincte de cette chose elle-même ? Que voulons-nous dire quand nous disons, d’un état interne ou d’un objet externe, qu’il est, et non seulement qu’il est, mais encore qu’il a été ou même qu’il sera ? Ce dernier cas, qui semble le plus embarrassant des trois, est précisément celui qui nous donne la clef des deux autres : car, dire d’une chose qui n’est pas encore, qu’elle sera, c’est dire évidemment qu’elle doit être, ou qu’il y a, dès à présent, une raison qui la détermine à être. C’est sur cette même idée de raison déterminante que nous nous appuyons, à notre insu, pour