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de mon état actuel croit exprimer par là autre chose que l’état actuel de sa propre conscience : il parle de ce qui se passe dans la mienne comme de quelque chose de vrai en soi, et qu’il désire voir admis comme tel par tout le monde, y compris moi-même : il se place donc et me place avec lui au point de vue de l’absolu, au moment même où il prétend m’en exclure. Mais, ne voulût-il parler que de ce qui se passe en lui-même, il n’a pas le droit de sortir de son rêve pour le constater et m’apprendre qu’il rêve : son rôle, comme celui du sceptique, dont il ne diffère pas du reste, est d’être muet.

On serait peut-être moins tenté de nier l’existence d’un élément intellectuel dans notre conscience, si l’on remarquait que, des trois dimensions de l’étendue, il y en a une qui ne nous est donnée par aucune perception et qui est un produit spontané de notre pensée. L’étendue nous apparaît, dès le premier coup d’œil, comme longue et large, ou plutôt comme large et haute : mais comment savons-nous qu’elle est, en outre, profonde, ou que les objets qu’elle contient sont situés sur différents plans et à différentes distances de nous ? II est clair que nous ne pouvons pas voir directement la profondeur : car, pour la voir directement, il faudrait la regarder transversalement, ce qui la convertirait en largeur. Dira-t-on que nous voyons un objet disparaître derrière un autre ? Mais qui nous garantit que le premier de ces deux objets continue à exister derrière le second ? Dira-t-on que c’est en marchant vers les objets que nous percevons la distance qui nous en sépare ? Mais comment percevons-nous notre marche elle-même ? Nous avons conscience d’une série d’efforts musculaires, et nous voyons en même temps un objet situé en face de nous devenir de plus en plus grand, tandis que d’autres objets, qui nous semblaient contigus au premier, s’en écartent graduellement et finissent par disparaître à notre droite et à notre gauche. Qu’y a-t-il dans tout cela qui nous assure que nous nous sommes déplacés d’arrière en avant, et que ce ne sont pas les objets eux-mêmes qui ont grandi ou qui se sont déplacés latéralement devant nous ? Dira-t-on qu’il nous suffit, pour acquérir l’idée de la profondeur, de promener notre main sur deux faces d’un solide, l’une tournée vers nous, l’autre à angle droit avec la première ? Mais la question est précisément de savoir si le plan du second mouvement est perpendiculaire à celui du premier ; et, que deux plans forment un angle, qu’un plan soit même différent d’un autre, c’est ce qu’aucune sensation d’effort, de résistance ou de frottement n’est capable de nous apprendre. Ainsi nous ne percevons, ni directement, ni indirectement, la profondeur : nous croyons simplement qu’elle existe, et nous ne le croyons que parce que nous attribuons aux