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Nous soutenons, au contraire, qu’elle en diffère du tout au tout, bien qu’elle la continue et qu’il soit possible d’indiquer le point où l’une vient se relier à l’autre. La volonté, dans le sens où nous avons pris ce mot, n’implique certainement pas la connaissance d’elle-même : car nous avons remarqué qu’elle ne nous est donnée que par l’intermédiaire de nos affections. Mais sentir, dira-t-on, et savoir que l’on sent, n’est-ce pas une seule et même chose ? Il est de fait, d’abord, que l’on peut sentir sans le savoir : car tous les psychologues conviennent aujourd’hui qu’il y a en nous un grand nombre d’affections dont nous ne nous apercevons pas et dont le commun des hommes n’a aucune idée. Mais, lors même que nous savons que nous sentons, notre affection et la connaissance que nous en avons sont deux choses très différentes. La connaissance d’une douleur n’est pas douloureuse, mais vraie ; elle peut devancer cette douleur sous la forme de la prévision et lui survivre sous celle du souvenir ; enfin elle n’est pas nécessairement renfermée dans l’homme qui souffre, et ne perd rien de sa vérité en passant de son esprit dans celui d’un autre. On peut remarquer, d’ailleurs, que nos affections ne deviennent pour nous des objets de connaissance qu’indirectement et par leur association avec nos perceptions. Faites abstraction, quand vous souffrez, de toute circonstance de temps et de lieu, écartez toute image d’accident externe ou de trouble organique : vous n’en souffrirez pas moins pour cela, mais vous ne trouverez plus rien dans votre souffrance que vous puissiez saisir par la pensée et exprimer par la parole. Il ne nous reste donc qu’à nous demander si la perception est, ou peut devenir la connaissance réfléchie d’elle-même. Essayons de nous représenter la perception telle qu’elle est en elle-même et sans aucun mélange de pensée : une couleur dessine dans l’étendue une figure ; des sons, des odeurs, des qualités tactiles se détachent à demi de nous pour se grouper autour d’elle : il n’y a là qu’une modification de notre conscience, aussi momentanée, aussi exclusivement individuelle, qu’un plaisir ou une douleur. C’est ainsi que les choses se passent, selon toute probabilité, chez l’animal ; c’est ainsi qu’elles se passent chez nous-mêmes, dans certains états d’extrême distraction, où nous voyons les objets extérieurs flotter autour de nous comme dans un rêve. Mais la pensée fait de ce rêve une réalité : et non seulement notre perception devient pour nous, comme tout à l’heure notre affection, un fait vrai, qui a toujours été vrai à titre de fait futur et qui le sera toujours à titre de fait passé, mais le groupe entier des qualités sensibles nous semble sortir de notre conscience pour se fixer dans une étendue extérieure à elle : il devient pour nous une chose, un être, qui