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ne peut pas cesser réellement d’être le même : mais il peut cesser de nous paraître le même, si, par suite de quelque accident externe ou de quelque crise organique, nos perceptions et surtout nos affections présentes n’ont plus aucun rapport avec nos perceptions et nos affections passées. Nous sommes libres, par cela seul que nous sommes un moi, ou qu’il y a en nous quelque chose d’antérieur à la perception et aux lois qui la régissent. La sensation peut déjà être appelée libre, en ce sens qu’elle ne tient sa nature que d’elle-même ; la volonté, à plus forte raison, est libre, car il est de son essence de se vouloir elle-même et d’être cause d’elle-même. Il est vrai qu’il n’y a en nous, ni volonté, ni affection particulière, qui ne soit déterminée par un objet perçu, ou tout au moins imaginé, et qui, par conséquent, ne dépende, en dernière analyse, du mécanisme de la nature. Mais ce mécanisme qui enchaîne, ou plutôt qui dirige notre liberté, semble être, à certains égards, dirigé par elle : il lui obéit, ou du moins il concourt avec elle dans le mouvement volontaire, et il entretient de lui-même dans la nature un ordre qui correspond, en général, à nos besoins, et qui fait prédominer en nous les affections agréables sur les affections pénibles. D’un autre côté, trop de choses hors de nous et en nous-mêmes sont autres que nous ne les aurions souhaitées ; notre propre volonté n’est pas ce qu’elle devrait, et ce qu’au fond, elle voudrait être et, en poursuivant avec trop d’ardeur quelques-unes de ses fins, elle se met elle-même dans l’impossibilité d’atteindre les autres. Ainsi nous sommes libres dans notre être et déterminés dans nos manières d’être ; nous sommes libres dans ce déterminisme même, quand il agit dans le sens de nos tendances, nous en devenons esclaves, lorsqu’il les combat ou qu’il les égare. Il y a là une double contradiction, qu’une psychologie uniquement fondée sur l’expérience ne peut, ce semble, que constater.

Nous ne dirons rien ici des vérités nécessaires et de leur valeur objective, car il n’y a pas de place, dans la psychologie de l’expérience, pour une théorie de la raison. Il ne nous reste donc qu’à résumer ce qui précède, afin de nous bien rendre compte de la position que nous avons prise, sur les questions qu’il nous a été possible d’aborder, entre la psychologie de M. Cousin et celle de ses contradicteurs. Nous avons abandonné sans regret le prétendu parallélisme des phénomènes internes et de leurs lois avec les phénomènes et les lois de la nature ; nous n’avons entrepris de défendre, ni une liberté de choix et de caprice, ni un moi abstrait et extérieur à ses propres modes. Mais nous n’avons pas cru davantage que la conscience ne fût qu’une sorte d’accident dans un monde matériel et fût exclusive-