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rait-elle être en elle-même, et en l’absence de toute qualité sensible, l’objet d’une perception actuelle ? S’il est vrai que l’étendue n’existe qu’autant qu’elle est perçue, il est vrai aussi que nous ne la percevons qu’autant que nous distinguons en elle une partie d’une autre : notre perception porte moins sur l’étendue elle-même que sur les lignes qui la divisent et qui la limitent. Or, si l’étendue était seule dans la conscience, il n’y aurait absolument rien en elle qui pût y tracer des lignes et y dessiner des figures. Les parties de l’étendue ne peuvent pas, comme le croyait Descartes, se distinguer les unes des autres par leur mouvement : elles ne peuvent pas changer de place entre elles, puisqu’elles ne sont elles-mêmes que des places, et un tel changement ne pourrait, en tout cas, être perçu, puisqu’elles sont parfaitement semblables les unes aux autres. Ainsi l’étendue réduite à elle-même ne pourrait, ni constituer une conscience, ni même servir d’objet à une conscience déjà constituée : nous avons besoin tout à la fois, et de trouver en nous quelque chose qui s’en distingue, et de trouver en elle quelque chose qui la détermine. Or il y a dans notre conscience un élément qui répond à ce double besoin : c’est la sensation ou la qualité sensible. Ce sont, en effet, nos sensations qui font de nous un sujet ou un moi distinct de l’étendue ; et c’est en même temps par elles que l’étendue nous est donnée, et ne fait, en quelque façon, qu’un avec nous, parce qu’elles nous semblent toutes, à différents degrés, se déployer en elle et ne faire qu’un avec elle. Enfin ce sont elles, et en particulier nos sensations visuelles et tactiles, qui, en se coordonnant dans l’étendue et en s’y opposant les unes aux autres, la divisent, la déterminent et la font passer, en quelque sorte, de la puissance à l’acte. La figure n’est que la limite qui sépare une couleur d’une autre ou un degré de résistance d’un autre ; le mouvement n’est qu’un changement dans la situation relative de deux plans colorés ou de deux masses résistantes. Il est donc absurde de prétendre que la sensation n’est que l’image confuse de certaines figures et de certains mouvements : car toute figure résulte, au contraire, d’un rapport et tout mouvement, d’un changement de rapport entre deux sensations. L’étendue est, sans doute, nécessaire à la conscience, car nous ne nous saisissons nous-mêmes qu’en nous distinguant d’elle ; de plus elle nous fournit, dans les vibrations lumineuses et sonores, une sorte d’équivalent objectif de nos sensations, qui nous permet de les soumettre, comme si elles faisaient partie du monde extérieur, à la mesure et au calcul. Mais l’étendue n’explique à elle seule, ni la sensation, ni la conscience : car elle n’existe pour nous que par la sensation et n’est, dans ce qu’elle a de réel,