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mettons en la percevant. Or c’est là une question qu’il est impossible de décider par expérience : car notre expérience ne va pas plus loin que notre perception et l’étendue ne commence à exister pour nous qu’au moment où nous commençons à la percevoir. L’existence d’une chose en soi ne peut pas être pour nous un fait, car, pour constater ce prétendu fait, il nous faudrait être là où, par hypothèse, nous ne sommes pas, et voir ce que, par hypothèse, nous ne voyons pas. L’expérience laisse donc la question indécise : c’est au raisonnement à la décider.

Nous allons essayer de prouver, par la nature même de l’étendue, qu’elle ne peut pas exister en elle-même. Il est de l’essence de l’étendue d’avoir des parties les unes hors des autres ; et, si elle existe en elle-même, elle n’est pas autre chose que la somme et l’assemblage de ses propres parties. Nous pouvons, sans doute, concevoir l’étendue comme un tout unique, abstraction faite de la multiplicité de ses parties : mais c’est là un point de vue de notre esprit auquel rien de réel ne peut correspondre : une partie, dans la réalité, a beau faire suite à une autre, elle n’en est pas moins différente de cette autre, et il n’y a rien qui, de ces deux choses, puisse en faire une seule. Mais, ce que nous disons de l’étendue tout entière, nous devons le dire aussi de chacune de ses parties : car ces parties, puisqu’elles sont étendues, ont elles-mêmes des parties : chacune d’elles n’est donc pas une partie ou une étendue unique, mais un simple agrégat de parties et d’étendues plus petites qu’elle. Maintenant jusqu’où pousserons-nous cette décomposition de l’étendue ? D’un côté, il nous est impossible de nous arrêter : car une partie qui n’aurait plus elle-même de parties ne serait plus étendue et ne serait pas, par conséquent, une partie de l’étendue : de l’autre, si nous ne nous arrêtons pas, nous ne trouverons toujours dans l’étendue que des agrégat, sans jamais rencontrer d’éléments dont ces agrégats soient composés. Or, ce qui fait la réalité d’un agrégat, ce sont les éléments qui le composent, et non les rapports de ces éléments entre eux : car ces rapports eux-mêmes n’ont d’autre réalité que celle des termes qu’ils unissent : dire que l’étendue n’a point d’éléments, c’est donc dire qu’il n’y a rien de réel en elle et qu’elle n’existe pas en elle-même. On avoue cette conséquence, et l’on essaie de sauver la réalité de l’étendue en la composant d’unités indivisibles, qui ne forment point, à la vérité, par elles-mêmes, un tout continu, mais qui produisent en nous, par leur juxtaposition, l’illusion de la continuité. Mais la continuité, c’est l’étendue elle-même : s’il n’y a point de continuité hors de la conscience, il n’y a pas non plus d’étendue, et ces unités indivisibles que l’on suppose exister