Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/492

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
488
revue philosophique

la place du nôtre, il nous serait, dans cette hypothèse, absolument impossible de nous en apercevoir. Il n’y a que deux choses qui établissent, en fait, notre identité à nos propres yeux : la permanence de notre caractère et l’enchaînement de nos souvenirs. Nous avons une manière particulière de réagir sur nos impressions, un indice, pourrait-on dire, de réfraction morale, qui affecte tous nos états internes et qui leur imprime notre marque personnelle : aussi n’hésitons-nous pas à nous reconnaître dans un état passé qui porte encore cette marque et dont le souvenir a conservé, pour ainsi dire, la teinte caractéristique de notre conscience. De plus nos souvenirs forment, au moins pour la partie, la plus récente de notre vie, une chaîne continue nous voyons notre état actuel naître d’un précédent, celui-ci d’un état antérieur, et ainsi de suite la conscience s’étend ainsi de proche en proche dans le passé et se l’approprie à mesure qu’elle le rattache au présent. Mais le passé, en s’éloignant, se disjoint et se décolore : nous avons alors recours à ce qu’on pourrait appeler la liaison objective de nos souvenirs : nous nous disons que telle scène qui, en elle-même, nous semble un rêve, doit cependant faire partie de notre histoire, parce qu’elle s’explique parfaitement par ce qui précède et est nécessaire elle-même pour expliquer ce qui suit. Nous rentrons ainsi indirectement en possession de notre passé, mais nous nous y voyons comme du dehors et sans nous y sentir enfin, là où tout point d’attache et, à plus forte raison, là où tout souvenir nous fait défaut, le passé cesse entièrement d’exister pour nous, et notre prétendu moi s’anéantit avec lui. Notre identité personnelle n’est donc pas, comme on l’a cru, une donnée primitive et originale de notre conscience : elle n’est que l’écho, direct ou indirect, continu ou intermittent, de nos perceptions passées dans nos perceptions présentes. Nous ne sommes à nos propres yeux que des phénomènes qui se souviennent les uns des autres, et nous devons reléguer le moi parmi les chimères de la psychologie, comme la substance parmi les chimères de la métaphysique.

3o Nous croyons inutile de rassembler ici les arguments que l’on a opposés, avant et après M. Cousin, à la doctrine psychologique de la liberté : nous trouvons même un peu étrange qu’un débat qui paraissait clos par l’accord de Leibniz et de Kant ait été rouvert par des philosophes d’une autorité assurément moins considérable. On sait avec quelle force Leibniz avait établi le déterminisme universel, et l’on sait aussi combien était profond chez Kant le sentiment de la responsabilité humaine : cependant Kant n’a pas même songé à discuter, sur ce point, la doctrine de Leibniz ; et il n’a pas vu d’autre moyen de sauver la liberté, à laquelle il tenait par-dessus tout, que