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J. LACHELIER. — psychologie et métaphysique

apprenons ensuite, par une expérience de tous les jours, que la nature ne manque jamais d’y obéir ? Alors vous convenez que c’est l’expérience qui donne à ce principe sa valeur objective, et que, s’il existe a priori dans notre esprit, il n’acquiert qu’a posteriori le titre et le rang de connaissance. Mais quelle apparence y a-t-il que la raison affirme ce qu’elle est incapable d’établir, et qu’un principe qui tire sa valeur de l’expérience n’en tire pas également son origine ? Direz-vous que nous appliquons ce principe à tous les phénomènes sans exception ? Quoi d’étonnant, si nous n’avons jamais vu aucun phénomène y déroger ? Direz-vous qu’il s’impose à notre esprit avec une force irrésistible ? Ici encore, il y a une équivoque : car, si cette force est absolument irrésistible, nous vous accordons qu’elle ne peut pas être le résultat d’une expérience, quelque prolongée qu’elle soit : mais comment décider, par le témoignage de la conscience, si une tendance de notre esprit est absolument ou relativement irrésistible ? Comment aussi s’assurer qu’un jugement qui paraît devancer notre expérience personnelle n’a pas sa racine dans l’expérience de l’humanité, accumulée pendant des siècles et incorporée, en quelque sorte, à notre organisme cérébral ? Nous n’avons donc aucun motif pour admettre, sous le nom de raison, une faculté originale, à moins que cette faculté ne soit celle de porter sur les choses en soi des jugements dont la valeur et l’existence même échappent à toute discussion.

4o Il est certain que nous nous regardons comme une seule et même personne à toutes les époques de notre vie : mais cette identité que nous nous attribuons suppose-t-elle nécessairement en nous l’existence d’un élément fixe, d’un moi réel et durable ? Remarquons d’abord que les faits déposent formellement contre cette dernière hypothèse. Un homme qui dort n’a pas de moi, ou n’a qu’un moi imaginaire, qui s’évanouit à son réveil ; un coup à la tête suffit, en paralysant le souvenir, pour creuser entre le moi d’aujourd’hui et celui d’hier un abîme infranchissable ; on connaît enfin le cas de certaines malades, pourvues de deux moi qui alternent en elles et dont un seul connaît l’existence de l’autre. Admettons, d’ailleurs, que nous ayons, comme on l’assure, conscience de notre liberté et que ce soit cette liberté qui constitue notre moi : il est évident qu’un tel moi n’aura aucun caractère individuel, qui nous permette de le distinguer du moi d’autrui et de le reconnaître pour le même d’une époque de notre vie à une autre. Dire que nous rapportons nos états internes à notre moi, reviendra exactement à dire que nous les rapportons à un moi ou à un sujet en général ; et si, par quelque opération surnaturelle, le moi d’un autre homme venait à être mis à