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les plus variées ; il ne semble pas qu’elle puisse encore nous tenir en réserve la surprise de nouvelles métamorphoses. Or, comme elle n’a pas encore réussi à rendre compte de l’obligation morale, il est permis de penser que cette impuissance tient à la nature même de son principe. Nul n’ignore ses ingénieuses et laborieuse tentatives, soit pour éliminer décidément l’obligation qui la gêne, soit pour l’expliquer par la combinaison d’éléments qui ne la contiennent pas. L’obligation est toujours là, forme nécessaire de toute règle des mœurs, irréductible aux calculs les plus raffinés, les plus déguisés, d’utilité, hétérogène à toute impulsion ou tendance sensible.

Mais si Kant a raison sur ce point contre les utilitaires, avouons qu’il se trompe à son tour quand il prétend que la loi obligatoire est purement formelle, que la matière du devoir n’en a en soi nulle valeur morale. Sans doute une bonne volonté est la seule chose absolument bonne ; mais c’est parce qu’elle veut quelque chose de bon, ou le bien, qu’elle est bonne ; la volonté ne peut vouloir à vide ; il lui faut un objet, et cet objet est comme la matière du devoir. Les choses ont une valeur propre ; il y a une hiérarchie de perfections relatives, dont la commune mesure est une perfection absolue ; et c’est ce que Malebranche avait admirablement compris. Déterminer l’échelle des biens, des perfections relatives que la volonté doit poursuivre, telle est l’œuvre de la morale théorique. Les utilitaires eux-mêmes en ont, malgré eux, le sentiment, quand, à la suite de Stuart Mill, ils distinguent les différents plaisirs qui constituent l’idée complexe de bonheur, non seulement par la quantité, mais encore par la qualité ou dignité. Dignité supérieure veut dire perfection plus grande, et c’est une inconséquence d’admettre des plaisirs en soi plus parfaits que d’autres et de rejeter, comme suspecte de métaphysique, l’idée de perfection absolue qui seule rend possible la notion de perfection relative.

Ce qu’on doit louer sans réserve dans l’œuvre des utilitaires, c’est la tentative qu’ils sont en train de faire pour expliquer scientifiquement le progrès de la moralité. Jusqu’ici, les variations des jugements moraux aux différentes époques de l’histoire ont paru constituer une objection grave contre la doctrine qui admet l’existence de règles absolues de la conduite humaine. Or, il faut en prendre son parti : en morale comme ailleurs il y a évolution, progrès, et les philosophes qui se rattachent à l’école appelée par les Anglais intuitioniste sont désormais tenus d’élargir leur système pour l’adapter aux exigences de l’histoire. Je ne veux pas dire qu’on doive être évolutionniste en morale, mais bien qu’on n’a plus le droit de méconnaître le fait de l’évolution. Ce fait, M. Fowler s’est efforcé d’en rendre compte ; là est le sérieux mérite de son substantiel et lumineux essai.

L. Carrau.