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ANALYSES.th. fowler. Progressive Morality.

sollicitée par le sentiment, provoque seule, et seule explique le développement progressif de la moralité.

Une difficulté subsiste, il est vrai : dans quelle mesure tiendrai-je compte du bien-être des autres comme condition et élément du mien propre ? L’expérience me montre bien qu’en général mon intérêt est inséparable de celui de la communauté ; mais il est des cas où il n’en est pas de même ; l’harmonie de la vertu et du bonheur est encore, au moins ici-bas, un idéal. M. Fowler l’avoue, et pour combattre les impulsions trop impérieuses de l’égoïsme il fait appel à l’éducation morale, dans la famille, dans l’école, dans l’État. « Pour obtenir des hommes qu’ils agissent en vue d’intérêts plus larges que les leurs propres, nous devons prendre la peine de développer en eux des sentiments moraux assez énergiques, assez délicats pour leur rendre la conscience d’actes pervers ou égoïstes, plus douloureuse que le sacrifice exigé par une conduite généreuse et conforme au devoir. Dans la mesure où la société, par les différents moyens dont elle dispose, lois, opinion, éducation publique ou privée, peut atteindre ce résultat, elle assure sa propre sécurité et favorise ses progrès » (p. 140).

Nous arrêtons ici notre analyse. Aussi bien la théorie en présence de laquelle nous nous trouvons n’est pas très nouvelle ; c’est l’utilitarisme courant, on pourrait presque dire traditionnel, en Angleterre. Nous ne ferons certes pas à M. Fowler un reproche de n’être pas absolument original en morale, croyons-nous, il s’agit moins d’être nouveau que d’être clair et méthodique ; ces mérites, nul ne les déniera à notre auteur. Il a marqué avec pénétration que la condition essentielle, unique, du progrès de la moralité, c’est l’élément intellectuel, non l’élément sensitif de ce qu’en France nous nommons la conscience morale : cette vue est loin d’être banale et sans prix. Mais ce que nous cherchons vainement dans sa doctrine, comme dans toutes les doctrines utilitaires, c’est l’idée de l’obligation. Je dois sacrifier, me dit-on, mon bien moindre à mon bien supérieur, mon bien propre au bien plus grand des autres. Mais pourquoi ? S’il ne me plaît pas, moi ? Si je trouve mon bien, de quelque manière que je l’entende, plus précieux que tout le bien imaginable de mes semblables ? On est contraint de reconnaître que l’identité de l’intérêt personnel et de l’intérêt général n’est pas dès à présent, et dans tous les cas, évidente ; le fût-elle, la passion peut être encore plus forte que l’intérêt ainsi élargi à la mesure indéterminée de l’humanité tout entière. On compte sur l’éducation pour opérer ce miracle de rendre tous les hommes plus heureux du bonheur d’autrui que malheureux par le sacrifice de leur égoïsme ; encore une fois, dans une telle morale, je vois des règles de prudence que je suis d’ailleurs en droit de violer à mes risques et périls ; je ne vois pas l’obligation du devoir.

Et c’est ici que Kant a invinciblement raison entre tous les utilitarismes quels qu’ils soient. Je crois que de toutes les doctrines, c’est la doctrine utilitaire qui s’est, manifestée dans l’histoire sous les formes