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dans son ensemble, suffit pour expliquer l’existence d’une moralité progressive. Mais, s’il en est ainsi, il doit exister un critérium que l’expérience nous rend capables d’appliquer avec une précision croissante, et qui est dérivé de considérations extérieures, ou, en d’autres termes, de l’observation des effets et tendances des actes. » (P. 90.) Quelle est donc la nature des résultats directs lointains ou immédiats, que les hommes cherchent à atteindre quand ils s’efforcent de bien faire, qu’ils méconnaissent, ignorent ou perdent de vue quand ils font mal ?

Elle peut s’exprimer par trois termes dont la signification ne diffère d’ailleurs que très peu. Nous considérons dans l’acte ses conséquences relativement au bonheur, ou au bien-être, ou à la perfection de ceux qui en sont l’objet. L’idée du bonheur est bien vague, bien complexe, et le calcul des plaisirs et des peines à peu près impossible. Il y a en effet des plaisirs et des peines incommensurables ; quelle somme de satisfactions sensuelles faudra-t-il pour faire, dans certains cas, équilibre à un remords ? D’autre part, la perfection ou le développement du caractère, que certains moralistes proposent comme critérium de la moralité des actes, ne tient pas suffisamment compte de ce qu’on pourrait appeler les conditions matérielles et économiques du progrès de l’humanité. Il reste que le critérium soit le bien-être (welfare, well-being) entendu dans le sens le plus large.

Sans doute cette formule est encore vague ; mais c’est le cas de toutes les formules ; elles n’acquièrent quelque précision que par la détermination progressive de leur contenu. L’origine des lois morales paraît bien être l’effort des hommes pour s’adapter aux conditions physiques et sociales dans lesquelles ils se trouvaient placés. Les. tendances égoïstes de leur nature les poussaient à rechercher leur bien-être personnel ; les tendances altruistes (affections de famille, sympathie pour les autres membres de la tribu), celui de leurs semblables qui leur étaient le plus étroitement unis. Le besoin de satisfaire les tendances altruistes, au même titre que les tendances égoïstes, leur fit promptement considérer le bien-être de leurs proches comme inséparable du leur. L’expérience, révélant peu à peu les conséquences éloignées des actes, leur apprit quels sont ceux qui peuvent contribuer à ce double bien-être, ceux qui le compromettent ou le détruisent. À peu près inconsciente au sein de l’humanité, cette intelligence des conséquences devient réfléchie, prévoyante, dans l’esprit des moralistes et des législateurs. L’exemple classique de l’esclavage en est la preuve. On s’aperçoit d’abord qu’il est plus utile d’employer le prisonnier de guerre comme instrument de travail que de le tuer. On s’aperçoit plus tard que le travail servile rapporte moins que le travail libre ; joignez à cela le développement des sentiments primitifs de sympathie, de pitié, et vous avez une double expérience, la première qui institue l’esclavage en vue du bien-être des maîtres, la seconde, plus éclairée, qui l’abolit en considération de ce même bien-être mieux compris. C’est ainsi que l’intelligence, instruite par l’expérience, et