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à controverse et beaucoup plus intelligibles, si elles étaient considérées en relation plus directe avec la pratique. » Il est en effet assez surprenant que si la morale existe, en tant que système de règles pour la conduite, on en soit encore à chercher le fondement sur lequel elle repose. Dira-t-on que ces divergences sur la nature du principe ne compromettent en rien l’accord sur l’existence et l’autorité des règles elles-mêmes ? On aurait le droit d’en douter. Supposons que certaines tentatives pour constituer une morale sans obligation ni sanction soient couronnées de succès : est-il démontré que la morale pratique, vulgaire, les règles traditionnelles des mœurs n’en seront pas profondément altérées ! Est-il sûr que l’exclusion définitive de la croyance à un Dieu législateur et justicier, à une vie future, ne porterait pas la plus grave atteinte à ce qu’on pourrait appeler la moralité moyenne et courante des peuples civilisés ? Loin de nous l’intention de partir de là pour adresser le moindre blâme à des spéculations absolument légitimes et respectables dans leur sincérité. S’il y a danger, sachons le regarder en face ; opposons doctrine à doctrine, le péril n’est pas un argument, et la vérité toute seule saura bien avoir raison. Mais il serait on, une fois pour toutes, d’en finir avec un optimisme que les faits démentent. Toute philosophie des mœurs exerce une action, tardive peut-être et lointaine, mais inévitable, sur les mœurs mêmes. La théorie, de proche en proche, descend dans la pratique de ceux mêmes qui l’ignorent.

M. Fowler admet encore l’existence d’une sanction morale ; c’est là son point de départ. Dans son premier chapitre, il s’attache à distinguer la sanction morale de toutes les autres. « Elle dérive, dit-il, de la réflexion que nous faisons sur nos propres actions et de l’approbation ou désapprobation que nous leur donnons après cette réflexion. Il y a des actions qui selon, toutes les probabilités, ne seront jamais connues que de nous-mêmes, et à l’égard desquelles nous éprouvons pourtant après coup un sentiment de plaisir ou de regret… Même en l’absence de toute croyance en Dieu… les mêmes sentiment se manifestent. Ces sentiments constituent ce qu’on peut proprement appeler la sanction morale, dans le sens étroit de cette expression. » (P. 20-21.)

Mais cette sanction s’applique-t-elle toujours aux mêmes actions ? N’y a-t-il pas des actes qui, à une époque, sont accompagnés du sentiment de la satisfaction intérieure, tandis qu’a une autre, ils sont regardés comme indifférents, ou même, provoquent le remords ? L’expérience répond affirmativement. Il est certain qu’en Angleterre, par exemple, les excès de table sont jugés aujourd’hui avec beaucoup moins d’indulgence qu’ils ne l’étaient au dernier siècle. Le sentiment moral varie donc en face des mêmes objets. On ne peut plus soutenir, avec quelques penseurs, comme Butler, que la conscience est un juge immuable et infaillible de la moralité de nos actions. C’est avec une conscience également tranquille que les inquisiteurs envoyaient les