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ANALYSES.th. fowler. Progressive Morality.

Comme ses doctrines économiques, la politique de M. Fouillée nous semble méconnaître la nature organique de la société. On dit que l’électeur doit représenter la nation ? Mais est-ce possible ? Je puis bien admettre que les cellules de mon bras se pensent elles-mêmes ; peut-être sentent-elles confusément les cellules immédiatement voisines, mais elles ne perçoivent rien au delà. Un citoyen isolé ne peut pas davantage avoir conscience de cette immense société dont il n’aperçoit et ne connaît qu’une infime partie. Comment alors pourrait-il en devenir le substitut autorisé ? On compte sur les bienfaits de l’instruction ? Mais si puissante qu’elle soit elle ne peut faire de miracles. Elle ne parviendra jamais à rendre la moyenne des esprits assez puissants et assez vastes pour qu’ils puissent embrasser dans une représentation adéquate l’énorme système des actions et des réactions sociales. D’ailleurs, si la société est un organisme, le travail y est divisé ; chacun a sa tâche spéciale et il est impossible qu’à un moment donné tous les individus puissent remplir également bien la même fonction. Or, supposons réalisée la société idéale que rêve M. Fouillée. Au jour du vote, le contenu de toutes les consciences individuelles est identique. Toutes se ressemblent et se valent. Mais alors l’organisme social s’écroule ; au lieu de cellules vivantes et subordonnées les unes aux autres, il n’y a plus que des atomes juxtaposés et situés sur un même plan.

Il est vrai que cette perspective n’a peut-être rien qui déplaise à notre auteur. En définitive la société parfaite serait, suivant lui, celle où chacun aurait juste assez de fortune pour se suffire en travaillant ; assez d’intelligence pour comprendre ses devoirs immédiats ; assez de cœur pour ne pas se désintéresser d’autrui. L’harmonie sociale y résulterait de l’accord spontané des volontés. Ce serait une sorte de démocratie douce et éclairée, où malgré l’égalité des conditions, on accepterait avec reconnaissance toutes les supériorités naturelles comme de belles et heureuses exceptions. Ce rêve assez séduisant ressemble à celui que font de l’autre côté du Rhin les socialistes de la chaire[1]. Malheureusement on a tout lieu de craindre qu’une pareille organisation ne soit bien précaire. Des sentiments, même excellents, sont des liens fragiles. Une société qui ne serait pas plus solidement cimentée, risquerait d’être emportée par la première tempête.

Émile Durkheim.

Thomas Fowler.Progressive morality, an Essay in Ethics. London, Macmillan and Co. 1884.

L’auteur a soin de nous avertir lui-même que son ouvrage a un caractère populaire et qu’il évitera les discussions théoriques. Son but est tout pratique : « Je suis, dit-il, convaincu depuis longtemps que les questions de la morale théorique seraient beaucoup moins sujettes

  1. Il y en a qui font exception. Les théories de Wagner n’ont rien de sentimental.