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un mal présent dont il nous faut guérir. Il répète à chaque instant que la vie collective ne saurait être créée de toutes pièces par un décret venu d’en haut ; elle est une résultante, le retentissement dans un centre commun de ces millions de vies élémentaires qui vibrent éparses dans l’organisme. Il veut les coordonner, non les étouffer. Sans doute dans son système l’individu ne conserve pas d’autre propriété que celle des moyens de consommation : mais il reste le ressort essentiel de l’évolution économique. C’est lui qui, en faisant connaître ses besoins dont les comités directeurs prennent conscience, règle la production. C’est lui qui choisit le genre de travail qui lui plaît. Enfin c’est encore lui qui détermine la valeur. Schaeffle essaye en effet de montrer comment la valeur courante des produits pourrait varier avec les besoins et suivre les oscillations de la demande : il entreprend ainsi de résoudre une grave question que son opuscule laissait en suspens. Ce n’est pas le moment d’exposer ni de discuter sa doctrine : mais tant qu’on n’y aura pas répondu, on n’aura pas le droit de dire que le socialisme est réfuté[1] :

Quant aux remèdes que propose M. Fouillée, nous ne les croyons guère efficaces. Si la terre est un monopole, elle ne changera pas de nature en devenant plus mobile. Elle ne se répartira pas plus équitablement parce qu’elle circulera plus ou moins vite. Encore faudrait-il mettre plus de gens en état d’en prendre leur juste part. Mais au moins, la société profitera-t-elle des plus-values ? Malheureusement la rente ne croît pas d’une manière régulière. Elle a ses hauts et ses bas. Elle pourra donc atteindre son maximum pendant la durée des concessions et ce n’est pas l’État qui en bénéficiera. Pour ce qui est du capital mobilier, nous avons vu que M. Fouillée n’aperçoit aucun moyen d’en régler la circulation. Il compte, il est vrai, sur une diminution progressive de la rente mobilière ; mais rien n’est moins fondé que cette vague espérance. L’intérêt ne baisse qu’aux époques où l’art industriel reste stationnaire. Grâce à de nouvelles découvertes, les nouveaux capitaux finissent par trouver un emploi non moins productif que les anciens. Ainsi toutes ces réformes ne diminueraient pas l’inégalité des fortunes. Tout ce qu’il y aurait de changé c’est que l’État viendrait se jeter dans la mêlée des intérêts et troubler le jeu régulier du mécanisme social. Il en fausserait les ressorts naturels sans les remplacer. Il parviendrait peut-être à ralentir la marche de la machine ; mais il ne la perfectionnerait pas.

  1. Dans son récent ouvrage sur le collectivisme (pages 340 et 372), M. Leroy-Beaulicu, qui semble lui aussi n’avoir eu en mains que la Quintessence du socialisme, dit à plusieurs reprises que Schaeffle pose la question sans la résoudre : d’où il conclut que le collectivisme de Schaeffle est une duperie à l’usage des naïfs. Cette solution, quoi qu’elle vaille d’ailleurs, l’illustre financier l’eût trouvée dans le Bau und Leben à l’endroit indiqué. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un homme comme Schaeffle, dont l’œuvre est si considérable, n’ait pas mis toute sa pensée dans un in-18 de 110 pages.